Automne 2020 - Été 2025 : retour sur les 50 premières éditions
En octobre 2020, le planning stratégique de Havas Paris lançait la Cortex Newsletter, pour proposer une veille mensuelle des idées utiles à la communication. Ni portfolio d’actualités publicitaires, ni revue académique, l’idée était de faire le lien entre les idées qui travaillent la société et celles qui engagent les marques. Avec une ambition : être attentif aux mutations lentes, curieux des signaux faibles, fidèles à une conviction – pour être efficace, la communication doit être ancrée dans son temps.
Depuis bientôt cinq ans, chaque mois, quarante planneurs stratégiques ont sélectionné et décrypté le meilleur de ce qui fait réfléchir : études conso’, sondages, podcasts, tribunes, séries, papiers de chercheurs, rapports d’observatoires, mais aussi parutions d’ouvrages et sorties cinéma … L’enjeu n’a jamais été de tout couvrir, mais de cartographier ce qui infuse, se cristallise, résonne, étonne.
À l’occasion de ce 50e numéro, nous avons voulu prendre un temps d’arrêt. Non pas pour faire un bilan, mais pour relire le chemin parcouru, identifier ce qui a bougé, ce qui s’est installé, ce qui s’est inversé.
C’est ce que propose ce hors série : une synthèse raisonnée des grandes verticales qui ont structuré la Cortex depuis son lancement – Consommation, Commerce, Engagement des marques, Travail, Digital/Tech, Média.
Bonne lecture ! 🍿
CONSOMMATION
Notre newsletter a démarré aux lendemains des “Gilets jaunes”, mouvement que plusieurs commentateurs ont décrit comme une révolte consommatoire. La consommation avait changé de statut : elle n’était plus seulement une expérience d’achat, mais une épreuve sociale. Et même, un critère d’inclusion ou d’exclusion dans la société.
Au cours de ces cinquante numéros de la Cortex Newsletter, cette mutation s’est amplifiée, puis cristallisée. Et la consommation cesse d’être un espace de plaisir. Elle devient l’arène du renoncement intime. 37 % des Français n’ont pas les moyens de célébrer une fête – un anniversaire, Noël, un repas religieux (#13). Derrière cette privation, une douleur sourde : celle de ne plus pouvoir faire société. Célébrer, offrir, partager : autant de gestes devenus inaccessibles, qui nourrissent la frustration (56 %), le sentiment d’injustice (41 %) et la colère (28 %). Chez les proches des Gilets jaunes, ces taux explosent.
Cette dynamique s’est accentuée avec le retour de l’inflation. Dès septembre 2021, un signal faible nous alertait : un rapport de France Stratégie révélait la hausse continue des dépenses pré-engagées – loyers, abonnements, remboursements automatiques. Ces charges représentaient déjà 41 % des dépenses des ménages pauvres, contre 31 % en 2001 (#11). Une avancée silencieuse mais implacable du grignotage budgétaire, prélude au basculement inflationniste qui allait survenir.
La crise a frappé tous les postes : alimentation, transport, énergie, habillement, santé. Le PDG de Carrefour, Alexandre Bompard, parle en 2023 d’un “tsunami de la déconsommation” (#33). D’après l’INSEE, la consommation de biens alimentaires chute de 12 % depuis janvier 2022, un effondrement sans précédent. Dans les rayons, les marques distributeur triomphent, les extras s’effacent, les arbitrages se durcissent.
Et avec l’inflation, un phénomène massif s’est imposé : la shrink-consommation (#35). On achète moins, on achète plus petit, plus bas, plus vite. La qualité perçue, la marque, l’expérience d’achat sont sacrifiées sur l’autel du reste à vivre. 53 % des Français déclarent renoncer “très souvent” ou “assez souvent” à certains produits ou marques en raison de leur prix. Pire : 42 % ont réduit les portions de leurs repas, 24 % ont même supprimé certains repas (petit-déjeuner, dîner…).
Au fond, deux logiques de consommation s’affrontent. La première logique est émancipatrice : elle valorise l’astuce, la débrouille, l’auto-pédagogie financière. 65 % des foyers disent avoir trouvé des solutions pour tirer le meilleur parti de leurs ressources (#24), quitte à transformer l’optimisation en sport collectif (groupes WhatsApp, cashback, circuits courts, etc.). La consommation devient stratégie d’ingéniosité. On “hackerait” la grande distribution.
Mais la seconde dynamique est frustratoire. Elle génère un ressentiment structurel chez ceux qui n’arrivent plus à suivre. “Acheter du neuf, c’est signifier qu’on n’est pas un cassos” (#14) : cette phrase, entendue chez les Gilets jaunes, dit tout du lien entre consommation et dignité sociale. Pour 34 % d’entre eux, consommer neuf, c’est “pouvoir consommer comme tout le monde”. Pour 20 %, c’est “consommer de manière digne”.
Ce déplacement est décisif. Le renoncement ne dit pas seulement “je ne peux pas”. Il dit : “je ne suis plus à ma place dans la société de consommation”. C’est peut-être la grande leçon de cette séquence : en France, la consommation n’est pas un simple acte marchand, c’est une question de reconnaissance. Et que dans un pays où la société se vit encore comme société de classes moyennes, toute entrave à cette reconnaissance prend la forme d’une fracture.
👉 Remplir des business plan quand le désir n'est plus en lien avec le pouvoir d'achat, voici le grand défi des marques. Après avoir essoré le rapport quantité/prix à la fin du 20ème siècle (menant à une quasi-obésité), puis le rapport qualité/prix (menant à une course folle à la montée en gamme élitiste), ne s'agit-il pas de proposer un rapport mystique/prix ou sécurité/prix fait d'une aura simple et rassurante qui redonne à tout le monde le sentiment de faire partie du marché ?
COMMERCE
Tout au long de la Cortex Newsletter, nous avons porté une attention particulière au rôle du commerce, qui s’est révélé être un territoire de recompositions silencieuses mais décisives.
Le commerce est, d’abord, le lieu d’une tension entre deux grandes dynamiques contraires. D’un côté, ceux qui cherchent à échapper à la logique du marché : circuits courts, économie informelle, reterritorialisation du commerce. Dès les premiers numéros, la market-place territoriale fait figure d’alternative au modèle Amazon (Nancy, Limoges – #2). En parallèle, la seconde main se généralise : Vinted devient le 5e site d’e-commerce en France, et 50 % des Français se disent prêts à offrir un cadeau d’occasion pour Noël (#4). L’économie de la débrouille se structure : 9 % des Français vendent des objets chaque semaine sur des plateformes, 33 % chez les 18-34 ans (Cortex #38). Plus de 50 000 braderies, vide-greniers, foires-à-tout ont lieu chaque année. C’est, selon Jérôme Fourquet, une “renaissance du colportage”, particulièrement vive chez les 18-34 ans, preuve de sa vivacité nouvelle.
À l’autre bout du spectre, une frange de la population épouse pleinement la logique marchande. Elle intègre ses codes, ses innovations, ses formats. 33 % des Français ont eu recours à la livraison de repas à domicile ces six derniers mois (#14). Uber lance Uber Pet, pour les animaux de compagnie. McDonald’s façonne une “génération McDo” (#15), nourrie au marketing de l’efficience, du fun, et du standard globalisé : en 1996, l’enseigne comptait déjà 500 restaurants en France ; aujourd’hui, ce sont plus de 1 500 établissements qui maillent le territoire. Résultat : 83 % des 18-35 ansdéclarent y avoir mangé dans l’année, et plus d’un tiers (34 %) y vont au moins une fois par mois.
Mais au-delà de cette polarité, Cortex révèle une autre vérité : le commerce n’est pas qu’une mécanique de prix, c’est un tissu relationnel. C’est ce que montre une étude de l’ObSoCo : 71 % des Français estiment que les commerces améliorent leur qualité de vie ; 36 % sont appelés par leur prénom, 48 % ont noué des liens d’amitié avec commerçants ou clients (#44). Dans un monde automatisé, l’échange humain redevient un luxe – et peut-être, un levier stratégique majeur.
👉 La trajectoire dessinée par la Cortex Newsletter n’est pas celle d’un effondrement du commerce, mais d’un déplacement de ses fonctions cardinales : du stock à la relation, de la marge au sens, de la transaction au soin. Le commerce qui résiste est celui qui prend soin de ses liens, autant que de ses prix.
En cette année où la question écologique n’a ja mais été autant challengée, le graal des commerçants pour demain reste plus que jamais de réconcilier fin du monde et fin du mois.
ENGAGEMENT
C’est sans doute sur cette thématique que l’évolution est la plus spectaculaire. Depuis le premier numéro de la Cortex Newsletter, nous avons un peu le sentiment d’avoir vécu l’âge d’or de l’engagement des marques, avec toutes les promesses autour d’un “capitalisme à impact”, et l’entrée dans un nouveau cycle, profondément différent.
Que de trajet parcouru depuis l’automne 2020. Dans un éditorial, le journal Le Monde regrettait que, contrairement au Royaume-Uni, les grandes entreprises françaises ayant eu un passé négrier refusaient d’endosser leur responsabilité historique (#1). Quelques semaines plus tard, Satya Nadella appelait à “un référendum sur le capitalisme” (#2). L’air du temps semblait à la remise en cause, à l’auto-examen, à la refondation morale.
L’année 2022 marque l’âge d’or du purpose. Les marques veulent “réparer le monde”, “transformer les usages”, “oser l’impact”. Le 8 mars, des centaines d’entre elles publient des posts féministes sur LinkedIn – parfois issus des mêmes templates (Cortex #5). L’heure est à la vertu omnicanale. L’engagement devient la langue commune du capitalisme.
La grande question d’alors était celle de la sincérité de l’engagement. Une partie du public dénonçait un engagement opportuniste, un verdissement sans preuve. Selon un sondage IFOP cité dans Cortex #9, près de 60 % des Français estiment que les marques en font trop, et 69 % considèrent que leurs engagements sont motivés d’abord par l’image. Une méfiance structurelle s’installe.
Les marques deviennent prudentes. L’ère du “soft engagement” commence : plus discret, plus flou, plus difficile à critiquer. D’après l’Observatoire Sidièse, 91 % des dirigeants d’entreprise se disent favorables à l’engagement sociétal, mais seuls 16 % osent réellement le faire (Cortex #16).
Dès février 2021, l’économiste Augustin Landier posait une intuition prémonitoire :
“Aujourd’hui, les entreprises se retrouvent sur un socle de valeurs communes très consensuelles, mais il est tout à fait possible qu’à moyen terme la polarisation qui existe partout ailleurs dans la société touche aussi le monde du business” (#5)
C’est exactement ce qui s’est produit. Autour des numéros #31 à #40, les signes de recul se multiplient : Disney déprogramme ses contenus queer (#34), Bud Light débauche sa directrice marketing après une campagne inclusive (#35), Lego abandonne sa gamme de plastique recyclé, et même Patagonia – incarnation de la vertu radicale – avoue publiquement ses doutes sur l’efficacité du modèle militant (#37). Plus tard, Novethic parlera de “la grande désillusion de la RSE” (#47) pour caractériser l’année 2024, une “année perdue pour la transition écologique et sociale”.
Ce mouvement de recentrage est largement politique. Il s’ancre dans une polarisation croissante de la société américaine sur les sujets où les marques s’étaient engagées depuis Black Lives Matter (2020) : racisme, féminisme, LGBTQ+, égalité. L’élection de Trump n’a pas déclenché ce mouvement, mais elle l’a accéléré. Si bien que certains ont parlé d’un “tournant réactionnaire des marques” (#48) : repli défensif, désengagement stratégique.
Pourtant, la demande de sens et d’engagement ne s’est pas éteinte. C’est ce que montre notre dernière édition de l’Observatoire des marques dans la Cité (Havas Paris) : à la question “que doivent faire les entreprises dans le contexte du retour de Donald Trump à la Maison Blanche ?”, seuls 15 % des Français estiment qu’elles doivent s’engager moins qu’avant. 47 % souhaitent qu’elles s’engagent autant qu’avant, et 38 % plus qu’avant (#51).
👉 Et si après la radicalité woke des années Black Live Matters et la radicalité réactionnaire des années Trump, les entreprises se sentaient enfin autorisées à penser par elles-mêmes? Aux US, Tim Cook assume plus que jamais la DEI. Peter Thiel défend son projet libertarien. Et entre les deux, mille nuances de projets politiques progressistes, modérés ou conservateurs s’expriment.
Les choses bougent aussi dans le débat public français. Nos patrons affirment aujourd’hui des convictions politiques plus tranchées, loin des éléments de langage en bois de la communication patronale d’antan. Sephora défend les Hidjabeuses quand Paprec promeut une charte la laïcité. Il y en a pour tous les goûts. Et c’est une bonne nouvelle. Parce que l’engagement des entreprises dans la vie de la Cité sera pleinement efficient le jour où il reflétera le pluralisme politique de nos nations.
TRAVAIL
Dès ses premiers numéros, nous nous sommes attachés à saisir la façon dont le travail se reconfigurait dans les années post-COVID.
Le premier effet est bien entendu l’extension du télétravail à de larges pans de la société. Certains ont même considéré que le télétravail était un “acquis social post-Covid” : ce qui est certain, c’est qu’il a engendré de profondes transformations.
Et s’il fallait ajuster la rémunération au lieu de vie, s’interrogent plusieurs DRH américains ? (#11). Le raisonnement est simple : un salarié installé à San Francisco ne coûte pas la même chose qu’un salarié installé à Tulsa. Facebook, Twitter, Stripe envisagent de baisser les salaires de ceux qui s’installent dans des zones rurales. Le télétravail, d’espace de liberté, devient alors une variable de calcul dans l’optimisation RH.
Alors que le “travail hybride” s’installe comme une nouvelle norme, une expression s’impose : “dans l’entreprise comme à la maison” (#12). Le bureau se domestique, l’appartement se professionnalise. Certains groupes comme LVMH réorganisent leurs espaces pour faciliter la fluidité, la modularité, les moments collectifs. Le travail devient un écosystème, non un lieu fixe.
C’est l’attractivité même des territoires qui est reconfigurée par le télétravail. Assiste-t-on à la naissance de “Zoom towns à la française” ? (#13). En Ariège, dans la Creuse, ou dans les Hautes-Alpes, de jeunes actifs parisiens viennent s’installer pour “respirer” – mais gardent leur emploi en télétravail. Dans la station des Orres, les classes de neige intègrent des heures de télétravail pour les parents. Ce n’est plus un effet de mode, mais une reconfiguration lente des géographies du travail. Pour Brian Chesky, le fondateur d’Airbnb, nous vivons “la plus grande évolution du lieu de travail depuis la révolution industrielle” :
“Les gens ne reviendront pas cinq jours par semaine au bureau. Le télétravail permettra l’émergence d’une génération de nomades digitaux, vivant et travaillant depuis des centaines de villes différentes.” (#13)
Mais ce changement de cadre n’est que la première onde de choc. Rapidement, une deuxième dynamique émerge : la désaffection envers le travail lui-même. Aux États-Unis, la “Great Resignation” prend une ampleur historique. Partout, des postes vacants, des secteurs sous tension : les petits-déjeuners chauds supprimés chez Marriott et Hyatt faute de main-d’œuvre (#13), les tarifs Uber et Lyft qui explosent, non à cause du carburant, mais d’un effondrement du vivier de chauffeurs (#13). Le Big Quit devient un fait social. Le mouvement traverse l’Atlantique : près de 520 000 démissions par trimestre sont enregistrées en France en 2022 (#9), un record.
Dans ce contexte, le rapport de force s’inverse. Les salariés prennent l’avantage, et les employeurs s’ajustent. A plusieurs reprises, nous avons dressé le portrait de ces entreprises qui chouchoutent leurs salariés (#16) : bien-être accru, flexibilité, avantages inhabituels. Certaines vont plus loin : on expérimente des congés sabbatiques rémunérés pour éviter les démissions (#20). Tout se passe comme si l’entreprise devait mériter ses collaborateurs.
Mais ce rééquilibrage est bref. Dès la rentrée 2023, le vent tourne, et "les patrons reprennent le pouvoir” écrit le Wall Street Journal (#26) : “Beaucoup se sentent moins obligés de se précipiter pour recruter de peur de passer à côté d’un très bon candidat”.
Après le Big Quit, vient l’heure de la reprise en main. Bientôt, les géants de la tech imposent le retour au bureau (#31). Les médias parleront bientôt du Big Stay (#44) : non plus le départ, mais le retour silencieux, résigné, stratégique. On reste, faute de mieux. L’enthousiasme post-Covid s’est éteint.
Dans le même temps, nous nous sommes attachés à documenter la reconfiguration profonde du rapport au travail. Ce n’est plus la place du bureau qui est en question, mais celle du travail dans la vie. C’est l’exemple emblématique de l’essor du mouvement FIRE (Financial Independence, Retire Early) (#20). On ne rêve plus de réussir, mais de sortir du jeu. Plus récemment, une nouvelle tendance se dessine : celle de l’“unbossing” (#49). La quête à l’avancement professionnel se voit profondément remise en cause, dans un rejet d’exercer des postes à responsabilité et à encadrement. Le désengagement au travail est une décision mûrement réfléchie, au nom d’une vie plus simple et d’un épanouissement dans le hors-travail.
Ce que révèlent ces cinquante éditions, c’est que le travail n’a pas disparu, mais qu’il a perdu son centralisme existentiel. Il ne structure plus les identités comme avant, n’est plus un vecteur d’ascension ni un lieu d’investissement symbolique fort. Le travail est encore là — mais ce n’est plus lui qui donne sens. C’est à lui, désormais, de s’adapter.
👉 Années après années, l'étude Meaningful Brands montre l'importance du critère "bon employeur" dans la valeur d'une marque. Cela se vérifie bien souvent dans les effets de halo des prises de parole de marque employeur. Les marques ont su émanciper la consommation et donner envie pour des tas d'objets et de services pas toujours indispensables. Et si séduire ses employés (mais aussi ses shareholders, ses stakeholders) était le nouveau vrai défi des marques ?
DIGITAL / TECH
S’il est une thématique où la Cortex Newsletter a enregistré les virages les plus spectaculaires, c’est bien celle du digital et de la technologie. Un domaine traversé de fascinations provisoires, de promesses autoréalisatrices, puis de reflux brutaux. À mesure que le monde se connecte toujours plus, le regard porté sur la tech, lui, évolue.
Certaines tendances qui semblaient irrésistibles ont disparu presque aussi vite qu’elles étaient apparues. En mars 2021, le moment NFT est décrit comme une révolution culturelle imminente : “on va enfin pouvoir vendre nos idées” (#6). L’enthousiasme est total. Mais la bulle éclate quelques mois plus tard, révélant l’inconsistance des modèles, la spéculation creuse, l’oubli des usages réels.
À l’inverse, certains signaux faibles repérés dès les premiers numéros résonnent aujourd’hui avec une intensité nouvelle. En janvier 2021, nous nous interrogions déjà sur “la fin de la Silicon Valley” (#4). À l’époque, plusieurs géants de la technologie, comme Oracle et Hewlett-Packard, annonçaient qu’ils quittaient la Californie, bastion démocrate, pour le Texas, place forte républicaine. Commentaire du journal Le Monde : “la guerre idéologique détermine désormais la géographie économique”. Comme le résumait alors le chercheur Kenneth P. Miller :
“Côté progressiste, le modèle californien : accès à la santé pour tous, progressivité de l’impôt, protection des migrants, de l’environnement, négociations avec les syndicats. Côté conservateur, le modèle texan : faible impôt, moins de réglementations, flexibilité du travail,exploitation intensive des ressources naturelles.
Autre exemple, l’évolution de la figure d’Elon Musk. Bien avant qu’il n’endosse de responsabilités auprès de Donald Trump à la Maison Blanche, nous nous faisions l’écho des travaux d’Asma Mhalla sur la “doctrine Musk” (#22), qu’elle résumait en trois dynamiques :
Trolling économique, où Musk introduit la “post-truth economics” – une capacité à manipuler les marchés comme des flux d’opinion ;
Technologie totale, avec Starlink comme infrastructure mondiale, “panoptique orbital” pour tout surveiller, tout connecter, tout résoudre ;
Techno-politique, enfin, où Musk devient un acteur géopolitique sans mandat, qualifié de “Geopolitical Chaos Agent” par le New York Times après avoir proposé un plan de paix pour l’Ukraine, exposé des dissidents iraniens et suggéré à la Chine un droit de regard sur Taïwan.
Mais c’est bien sûr l’intelligence artificielle qui devient, à partir de 2023, le grand axe de réflexion. Nous avons suivi l’irruption de ChatGPT, son adoption fulgurante, son intégration dans les usages – scolaires, professionnels, RH, marketing. Puis ses effets de bord : les contenus générés à la chaîne saturent les moteurs - c’est l’exemple de la prolifération de faux guides de voyage (#38), créés automatiquement, de qualité médiocre, publiés sans aucune médiation humaine. En parallèle, artistes et activistes détraquent volontairement les algorithmes pour protéger leurs œuvres, via des techniques de data poisoning, pour saboter l’entraînement des IA (#38).
Autour de cette bascule IA, nous avons également documenté les mutations plus quotidiennes du numérique. L’’économie du faux avis, par exemple (#15) : au total, on estime que 20% des avis sont faux. C’est dire si les effets sont importants : 72 % des internautes ont déjà renoncé à un achat après avoir consulté des avis. On apprend que les marques ont industrialisé le processus, en ayant recourt à des agences de e-reputation qui créent par dizaines de milliers des faux comptes à même de rédiger des commentaires élogieux. Autre exemple, la façon dont TikTok est devenu un moteur de recherche (#24) : “Dans nos études, quelque chose comme près de 40 % des jeunes, lorsqu'ils cherchent un endroit pour déjeuner, ils ne vont pas sur Google Maps ou Search. Ils vont sur TikTok”, a déclaré Prabhakar Raghavan, vice-président principal de Google. Un tournant majeur pour les marques, qui doivent totalement repenser leur référencement pour être certaines de bien apparaitre dans les recherches TikTok.
Face à cette accélération permanente, des tentatives de retrait émergent. À Paris, la petite boutique Folderol, spécialisée dans le vin et les glaces, a fait l’expérience brutale des effets négatifs de la viralité. Après une vidéo TikTok postée par l’Américaine Anna Hyclak, relayée par l’artiste Dua Lipa, l’endroit devient sur-sollicité : “C’est devenu inaccessible”, écrit une utilisatrice. Le journal Libération relate que le lieu a dû embaucher un videur, et afficher en grand sur sa devanture : “No TikTok” (#33). Plus anecdotique, mais tout aussi révélateur, la marque de vêtements Jaqk lance sa collection “Digital Detox” (#50) : des vêtements brodés de slogans comme Offline is the new luxury. Là aussi, c’est un signe des temps : le refus de la technologie n’est plus une posture technophobe, mais une revendication d’intimité.
👉 La fascination des marques les pousse à investir toujours plus dans ces points de contact, comme pour s'acheter le talisman de la modernité. Attention cependant aux retournements de tendances. Les taux d'équipement et les temps de connexion saturent, alors que les impacts négatifs s'accumulent. Combien de temps la tech sera-t-elle encore moderne ?
MÉDIA
Ce que montrent les 50 numéros de la Cortex Newsletter, c’est une lente mais constante désaffiliation du public à l’égard des médias. Ce n’est pas un désamour brutal, mais un mouvement de repli, de désengagement, de décrochage. Année après année, baromètre après baromètre (Médiamétrie, Reuters Report), la tendance se confirme.
Deux rapports, publiés à la Fondation Jean-Jaurès à deux ans d’intervalle, montrent parfaitement l’évolution. En 2022, Guénaëlle Gault (L’ObSoCo) et David Medioni (Fondation Jean-Jaurès) diagnostiquaient une “fatigue informationnelle” (#22) : un trop-plein cognitif, une surcharge émotionnelle, un sentiment d’inutilité et d’impuissance face au flot d’actualité. Le chiffre-clé de cette première enquête est massif : 53 % des Français déclarent souffrir de fatigue informationnelle, dont 38 % “beaucoup”.
Deux ans plus tard, cette tentation est devenue un mouvement de fond : la note publiée en 2024 parle désormais d’“exode informationnel” (#48). Des millions de Français fuient un écosystème perçu comme saturé, répétitif, anxiogène, conflictuel. Seuls 57 % jugent important de s’informer régulièrement dans les médias (–2 points), le nombre de canaux d’information utilisés chute de 8,3 à 7,4 en deux ans, et seuls 31 % utilisent plus de trois canaux quotidiennement (–8 points). Plus encore, les pratiques actives reculent fortement : seuls 32 % des Français se déclarent encore “actifs” dans leur rapport à l’information (–7 points). Partager un article, discuter de l’actualité, commenter en ligne : tout cela devient l’exception, non plus la norme.
Signe d’un tournant profond, les stratégies de protection se généralisent : 53 % désactivent les notifications, 35 % surveillent leur temps d’écran, 29 % éteignent volontairement la télévision. Plus radical encore, 68 % des sondés ont supprimé des applications de réseaux sociaux, 55 % ont supprimé des apps de messagerie, et 19 % pratiquent des “détox digitales” en se coupant totalement d’Internet pendant plusieurs jours. Ce n’est plus un désintérêt passif : c’est une reprise en main volontariste, parfois brutale.
Le retrait informationnel s’accompagne d’un glissement plus large : celui de l’audiovisuel tout entier, qui ne structure plus les temporalités collectives. Longtemps, la télévision a joué ce rôle : présence quotidienne, génératrice de discussions communes, programmée comme un calendrier partagé. Mais ce modèle s’effondre. Les chiffres Médiamétrie relayées régulièrement dans nos différentes éditions sont sans appel : la consommation de télévision linéaire chute fortement chez les moins de 35 ans. A leur tour, emême les plateformes qui avaient remplacé la télé classique sont désormais désertées par les jeunes. 29 % des 15–24 ans déclarent vouloir résilier leur abonnement à Netflix, tandis que la moitié d’entre eux affirme “passer moins de temps qu’avant” sur Disney+ ou Prime Video (#22).
Le cinéma, de son côté, a cessé d’être un rite. Il est désormais un contenu parmi d’autres, rebasculé dans l’espace domestique (#13). On ne “va plus au cinéma”, on “lance un film”. Mais une dimension préserve peut-être la supériorité symbolique du cinéma : “combien de films vus en streaming ont changé ta vie ?” s’interroge le cinéaste Night Shyamalan, président du jury de la 72e Berlinale (#16).
À cette banalisation s’ajoute une fracture spatiale. C’est toute la thématique du “coefficient province-Paris” (#19) : à Paris ou en province, on n’aime pas les mêmes films. Ceux qui fonctionnent en zone périurbaine ou rurale sont parfois invisibles dans les cinémas urbains, et inversement.
👉 Les media de contenus éditorialisés perdent du terrain face aux plateformes de tuyaux algorithmés. Les investissements publicitaires des marques suivent. Celles-ci peuvent-elles longtemps assumer de moins en moins contribuer à nourrir l'écosystème info-démocratique dans lequel elles vivent ?
C’est tout pour aujourd’hui ! Rendez-vous le mois prochain pour un nouveau numéro de la CORTEX NEWSLETTER.
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