Disparition de l’esprit de fête, la bataille du camembert et de la mozzarella, Aesthetics Wiki, le nouvel esprit du salariat, les Péri-urbains relégués, le succès du “French tacos” et un tract de gauche sur Netflix … Elles ont fait (ou pas) l’actualité, voilà la veille des idées du mois d’octobre 2021.
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NOUVEAU MONDE
Google renonce à devenir banquier
Le 1er octobre, Google a annoncé l’abandon de son projet « Google Plex », qui entendait proposer aux utilisateurs du système de paiement Google Pay d’ouvrir un compte donnant accès à une carte de crédit et à des services financiers.
Ce n’est pas le premier GAFA à essuyer un revers dans le monde de la finance : Facebook n’a finalement jamais lancé son projet de monnaie mondiale (Libra), Amazon n’a jamais confirmé son intention de fournir des comptes en banque à ses clients. “La complexité de ce métier hautement régulé et si différent du leur a eu raison de leurs ambitions, écrit Le Monde. “Au-delà, cette histoire bat en brèche l’idée des GAFA conquérant le monde de proche en proche, apportant la rupture à toutes les activités industrielles qu’ils touchent de leur grâce”
“Apple et Google devaient fabriquer des voitures, vendre des shampoings et des voyages, bouleverser le marché de l’assurance, de l’habitat, de l’urbanisme, des télécoms ou de l’énergie. Leurs chercheurs et leurs milliards allaient changer le monde à leur profit. Ils sont restés finalement très près de leur base de départ, et la seule diversification vraiment réussie est celle des centres informatiques de données pour le cloud, l’informatique dématérialisée (…). Pas facile de faire le métier des autres”
On assiste peut-être à la fin de l’illusion GAFA, qui faisait d’eux les nouveaux maitres du monde …
La disparition de l’esprit de fête
Dans La fête est finie (Éditions de l’Observatoire), Jérémie Peltier, directeur des études de la Fondation Jean Jaurès, décrit la disparition de l'« esprit de fête », « ce cocktail qui mélange l'ivresse, l'amitié et le hasard ». Signe des temps : personne n’a défendu la fête durant la crise sanitaire - “la bamboche, c’est terminé”, a même déclaré le préfet du Centre-val-de-Loire au moment de l’instauration du couvre-feu :
“Personne n’a défendu la fête durant la crise sanitaire car cela fait maintenant plusieurs années qu’elle est « non-essentielle » pour un certain nombre d’individus. Personne ne s’est ému des impacts qu’aurait l’absence de fête pendant plusieurs mois dans la vie des individus, alors que nous étions révoltés si on nous empêchait d’aller promener notre chien ou d’aller faire notre petit footing quotidien pour se maintenir bien en forme” (Usbek et Rica)
L’auteur rappelle des chiffres saisissants. Avant même le premier confinement, la France ne comptait plus que 2 000 boites de nuit, moitié moins qu’il y a quarante ans. Plus des 2/3 des communes françaises n’ont plus un seul bistrot (la France comptait 200 000 bistrots dans les années 1960, contre 40 000 aujourd’hui). Les bals populaires ont peu à peu disparu de la scène.
L’auteur fait de la disparition de l’esprit de fête un symptôme d’une évolution profonde de la société :
“Si on assiste à ce long délitement, si la fête est « non-essentielle », c’est qu’elle n’est plus essentielle pour un certain nombre d’activités : avec Tik-Tok, la danse n’a plus besoin de la fête pour s’exprimer, et avec les applications de rencontre, la drague n’a plus besoin de fête pour s’opérer”
Prenant le relais des réflexions de Philippe Muray, qui raillait l’avènement de l’homo festivus, Jérémie Peltier pointe l’extension du domaine de la fête, qui a fini par abimer le sens de la fête :
“On fête la fête plus qu’on fait la fête : ce qui compte, c’est de montrer que l’on fait la fête, et pas de la faire ; ce qui est important désormais, c’est de montrer que notre vie est une fête, mais pas de vivre la fête. La mise en scène de tout et de tout le monde sans aucune pudeur ni aucune discrétion a abîmé la fête”
“ À chaque fois qu’on accole le terme de fête à quelque chose, c’est souvent le signe que la chose en question est mal en point : la fête de l’Europe, la fête des voisins, la fête de la science…”
Dans une France en déprime, et si c’était aux marques de réveiller l’esprit de fête ?
Le retour de la vie en communauté
M le mag consacre un long reportage sur l’éclosion de nombreux projets de vie en communauté post-confinements, des start-uppers parisiens qui s’installent à la campagne entre amis à des retraités qui ont décidé de ne pas vieillir seuls.
“Un peu partout en France, la vie en communauté, idéal que l’on pensait révolu, attire de nouveau. Elle ne se limite plus aux étudiants sans le sou, ne pâtit plus d’une image marginale de mangeurs de graines anticonsuméristes, ne s’inscrit plus forcément dans un mouvement hippie, n’a rien du cliché sectaire. Cette version contemporaine du phalanstère s’illustre autour du désir d’un groupe d’adultes de vivre ensemble dans un lieu régi par des règles communes. Ils en sont arrivés là par envie, non par pragmatisme – à la différence de la colocation, par exemple”
“Vivre en communauté aujourd’hui ne veut pas dire tout partager tout le temps. C’est faire le choix d’un quotidien qui tourne autour de trois idées qui reviennent souvent : sélectionner les personnes avec lesquelles on veut vivre, délimiter des temps communs et s’octroyer un espace à soi”
La sociologue Dominique Picard voit dans cette envie de recréer sa propre“minisociété” à plusieurs, le signe d’un profond malaise sociétal :
« Nous évoluons dans une société qui souffre, entre terrorisme, crises sociales, dégradation de l’image du politique, faits divers, violences… Les motifs d’insatisfaction sont nombreux ces derniers temps, et les gens perdent confiance dans la capacité des pouvoirs publics à régler ces problèmes. » Alors, de nouveaux modes de vie se construisent pour se défaire de cette chape de plomb, comme dans les années 1960, encore aggravée par le coronavirus cette dernière année »
Un retour de la vie en communauté qui a de quoi bouleverser les pratiques d’achat : dans le caddie d’un groupe qui vit en communauté, comment créer de la préférence collective, et plus seulement individuelle ?
Pour la première fois, une majorité de Français affirme ne pas croire en Dieu
Le déclin des pratiques religieuses se poursuit, et a franchi une étape symbolique en France. Dans un sondage de l’institut IFOP, une majorité de Français (51 %) disent pour la première fois ne pas croire en Dieu. Ils étaient encore une majorité de croyants en 2011 (56 %), sans même remonter à 1947 (66 %).
“Les grandes villes sont devenues les premiers foyers de la pratique religieuse, indexée sur la croyance”, écrit Le Monde :
On trouve davantage de croyants dans l’agglomération parisienne (60 %) que dans les communes rurales (46 %) et même dans les communes urbaines de province (48 %), davantage en Ile-de-France (59 %) qu’ailleurs sur le territoire (47 %). Une pratique catholique désormais plus dynamique dans les centres-villes, auprès de catégories sociales plutôt favorisées, que dans des zones rurales qui pâtissent davantage de la pénurie de prêtres.
Pour autant, toutes les enquêtes montrent que s’il y a un recul de la pratique religieuse, il y a un net regain de la spiritualité : chamanisme, ésotérisme, sorcellerie … Ce qui offre un terrain de jeu inexploité pour les marques : leurs publics accepteront toujours beaucoup plus facilement qu’elles soient spirituelles plutôt que religieuses !
PETITS REMPLACEMENTS
Les Français consomment désormais plus de mozzarella que de camembert
Depuis une quinzaine d’années, la consommation du camembert s’effrite de 3 à 4% par an, alors que celle de la mozzarella connait une croissance moyenne de 5% (et même +21,2% en 2020). Le croisement des courbes était inéluctable, il vient d’avoir lieu : "Depuis le début de l'année jusqu'au 11 septembre on a vendu 29.230 tonnes de camemberts en France contre 33.170 tonnes de mozzarella", indique au Figaro Fabrice Collier, président du Syndicat normand des fabricants de camemberts (SNFC).
On a beaucoup insisté sur le changement symbolique (italianité vs francité), avec des relents de remplacement culturel … ce qui nous semble plus intéressant de noter, c’est que cela traduit surtout un changement de façon de consommer le fromage : alors que le camembert reste un fromage de plateau, plutôt consommé au restaurant ou avant le dessert, la mozzarella est "un fromage de cuisine", plus facile à utiliser chez soi. Au fond, le camembert est le fromage est celui qui a le moins évolué avec son temps …
Qu’on se rassure, c’est l’emmental qui reste, de loin, le fromage le plus vendu en France (164 000 tonnes en 2020).
Le masque va-t-il enterrer le chewing-gum ?
On apprend sur France Culture que le marché du chewing-gum a été divisé par deux en une décennie : pour la seule année 2020, les ventes ont chuté de 20%. Outre la disparition progressive du chewing-gum des présentoirs des caisses (pour ne pas inciter à consommer du sucre), Emily Mayer, spécialiste des produits de grande consommation, y voit un effet direct de la pandémie : le confinement et sa mise à l’arrêt des interactions sociales a fortement diminué l’intérêt d’avoir une haleine fraiche. Surtout, et de façon plus durable, “le masque s’est imposé comme une barrière naturelle à l’haleine”.
Et si c’était désormais pour soi qu’on consommait un chewing-gum ? #insight
Zuckerberg, de héros à zéro ?
The Wall Street Journal a publié une série d’articles intitulés « Facebook Files », qui dévoilent l’existence d’études internes montrant qu’Instagram (propriété de Facebook) nuit à une proportion conséquente de jeunes utilisateurs, tout particulièrement à des adolescentes préoccupées par leur image :
« 32 % des adolescentes ont déclaré que lorsqu’elles se sentaient mal dans leur corps, Instagram les faisait se sentir encore plus mal », ont indiqué les chercheurs dans une slide de présentation publiée en mars 2020 sur la plateforme de messagerie interne de Facebook, que The Wall Street Journal a pu consulter. « Se comparer avec d’autres gens sur Instagram peut changer la façon dont les jeunes femmes se voient et se décrivent. »
« Nous aggravons les problèmes d’image de soi chez une adolescente sur trois », indique une slide de 2019 résumant les études sur les jeunes utilisatrices subissant ces problèmes.
Parmi les adolescents qui ont déclaré avoir des pensées suicidaires, 13 % des utilisateurs britanniques et 6 % des utilisateurs américains attribuaient le désir de se tuer à Instagram, selon une présentation (L’Opinion)
Ce qui est reproché à Facebook, c’est d’avoir toujours publiquement minimisé les effets néfastes de l’application sur les adolescents, et de n’avoir jamais transmis ses études aux universitaires ou aux parlementaires qui en ont fait la demande.
L’impact médiatique aux Etats-Unis est tel que le Time y a consacré sa une : qu’il semble lointain, le temps où Zuckerberg était célébré comme “Person of the Year” …
CABINET DE CURIOSITÉS
Aesthetics Wiki, l’encyclopédie des esthétiques internet
Lancé en 2018, le site Aesthetics Wiki est une encyclopédie qui recense les formes esthétiques que l’on retrouve sur internet. Site collaboratif qui fonctionne grosso modo sur le même principe que Wikipedia, avec des contributeurs et un développement des articles en arborescence, il a connu un pic d’activité pendant la pandémie - 4 millions de visites enregistrées en janvier 2021.
L’ADN y consacre une enquête fouillée, en montrant que Aesthetics Wiki s’est transformé en “un lieu de repère identitaire” : “Mieux qu’un simple moodboard, Aesthetics Wiki est un univers en perpétuelle expansion dans lequel on pioche pour tenter de se définir, ou un puzzle auquel on peut toujours ajouter une pièce”.
“Les pages les plus visitées du moment sont « Dark Academia » , un courant qui célèbre l’univers des universités anglaises du début du 20ème siècle, des uniformes et des grimoires poussiéreux. Viennent ensuite des imaginaires plus angoissants comme le « Weirdcore » , sorte d’esthétique surréaliste à la sauce Twin Peaks. La page « Liminal Space » compile quant à elle des images d’espaces liminaux inquiétants et hors du temps tandis que « Traumacore » propose une esthétique à la fois grave et candide sur le thème des abus et des traumatismes, en particulier d’ordre sexuel”
Une véritable bible pour toute marque qui désire mieux comprendre la culture internet et les tendances esthétiques qui y fleurissent … avant, pourquoi pas, de pouvoir à son tour prétendre y jouer un rôle.
Face au lobby de la charcuterie, Yuka lance un Leetchi pour payer ses frais d’avocats
Le succès populaire de Yuka a démontré par les chiffres le rôle essentiel que l’appli a pu jouer dans la montée en compétence et surtout dans le passage à l’acte vers une meilleure alimentation. On lit dans Stratégies que l’appli, considérant que les nitrites sont cancérigènes, note systématiquement mal tout produit qui en contient. Problème : les industriels de la charcuterie réfute leur dangerosité ; saisissant la justice, ils ont fait condamner Yuka à trois reprises. Pour payer ses frais d’avocats, Yuka s’est décidé à demander de l’aide à ses utilisateurs en créant une cagnotte en ligne. Succès foudroyant : plus de 360 000€ ont été récoltés.
Porter son combat, puis demander du soutien : d’autres marques pourraient-elles s’inspirer de cette nouvelle forme de class action ?
Pendant ce temps, Free promeut la 5G de façon … décalée
LES MONDES DU TRAVAIL
“Le nouvel esprit du salariat”
Les débats autour des transformations du monde du travail tournent souvent autour es indépendants ou des travailleurs à temps partiel, rarement autour du salariat - qui regroupe pourtant toujours plus de 9 personnes en emploi sur 10. On aurait tort de penser que le salariat ne vit aucune transformation : c’est ce que montre Sophie Bernard, professeure de sociologie à l’université Paris-Dauphine, dans son dernier ouvrage (Le nouvel esprit du salariat, PUF), lauréat du Prix RH 2021.
En s’appuyant sur plus de vingt ans d’enquêtes dans la grande distribution, la sociologue constate qu’une instabilité s’est installée au cœur même du salariat : désormais, en moyenne 20 % de la rémunération brute globale d’un salarié est variable. “Cette part fluctuante du salaire serait fonction du mérite et de l’engagement de chacun”, écrit Sciences Humaines. “Elle dépend de divers objectifs, indices de satisfaction, entretiens d’évaluation et autres indicateurs de performance”.
“Le nouvel esprit du salariat, favorisant l’avènement d’un travailleur autonome et responsable et la diffusion de valeurs individualistes, participe d’une remontée de l’incertitude. C’est désormais au salarié, responsabilisé sur le salaire, d’assumer les risques du marché et de déployer des stratégies pour y faire face” (Le Monde)
Un nouvel esprit du salariat qui n’est pas sans jouer sur le pouvoir d’achat … en variabilisant le salaire, est-ce qu’on n’accentue pas davantage encore le poids des dépenses contraintes ?
“Ghoster” le RH, une pratique de plus en plus fréquente
“On connaissait le phénomène du ghosting (de l’anglais ghost, fantôme) sur les applications de rencontres, voilà qu’il touche le monde du travail”, écrit Le Monde, qui consacre un reportage sur un phénomène qui touche de plus en plus d’entreprises : le postulant ne répond plus aux téléphones, le collaborateur tout juste arrivé disparaît sans crier gare …
Plusieurs explications sont avancées : les caractéristiques du marché (l’embarras du choix, un secteur porteur, une expertise recherchée), l’arrivée sur le marché du travail de Générations Tinder (“On zappe un entretien comme un « date » (rendez-vous amoureux) décevant”), et même … un effet boomerang qui verrait les recrutés se “venger” de recruteurs rarement irréprochables sur leurs façons de procéder.
“Le laisser mariner a été un peu une revanche sur tous les refus que je me suis pris dans la figure” explique Juliette, 28 ans, responsable achats, frustrée des accusés de réception automatiques et des non-retours après entretien.
« Les salariés reproduisent aujourd’hui les comportements de certains recruteurs. On peut le déplorer mais c’est une réalité, un effet boomerang », considère le consultant Patrick Barrabé.
L’inversion du rapport de force recruteur-recruté est-elle définitivement actée ?
DES NOUVELLES DES JEUNES
L’écrasante anxiété climatique
Il s’agit de la plus vaste étude jamais réalisée sur l’anxiété climatique chez les jeunes : l’institut Kantar a réalisé un sondage auprès de 10 000 jeunes âgés de 16 à 25 ans dans dix pays (Australie, Brésil, Etats-Unis, Finlande, France, Inde, Nigeria, Philippines, Portugal et Royaume-Uni). Publiée dans la revue scientifique Lancet Planetary Health, ses principales conclusions ont été recensées dans Le Monde :
- 59 % des jeunes sondés déclarent être « très » ou « extrêmement inquiets » du changement climatique. 45 % affirment que l’anxiété climatique affecte leur vie quotidienne de manière négative, qu’il s’agisse de dormir, de se nourrir, d’étudier, d’aller à l’école ou de s’amuser.
- 75 % jugent le futur « effrayant », 56 % estiment que « l’humanité est condamnée », 55 % qu’ils auront moins d’opportunités que leurs parents, 52 % que la sécurité de leur famille « sera menacée » et 39 % hésitent à avoir des enfants. Plus de la moitié des sondés déclarent se sentir apeurés, tristes, anxieux, en colère, sans défense ou coupables. Moins de 30 % se définissent comme optimistes.
Les marques se sont toujours construites sur l’idée qu’elle pouvait apporter des solutions aux problèmes (matériels, sociaux, psychologiques, symboliques) des gens : quel rôle peuvent-elles jouer pour répondre au problème de l’éco-anxiété ?
Le sentiment de malchance de vivre à l’époque actuelle a doublé en vingt ans
Dans un livre intitulé La Fracture (Les Arènes), les sondeurs Frédéric Dabi et Stewart Chau ont ressuscité l’enquête IFOP “Nouvelle Vague”, qui scrutait tous les dix ans, entre 1957 et 1999, les aspirations, les valeurs et les croyances des 18-30 ans.
Parmi les centaines de données chiffrées, une est particulièrement frappante : aujourd’hui, 30% des 18-30 ans considèrent que vivre à notre époque est plutôt une malchance, contre 15% en 1999. Seulement 47 % des 18–30 ans affirment que vivre à l’époque actuelle constitue une chance, contre 83 % en 1999.
« Tout cela laisse à penser que la jeunesse de 2021 considère, en partie, vivre dans une époque “maudite”. Et pour renforcer cette “fatalitas”, les clivages de genre et d’âge sont inopérants. Toutes et tous partagent ce sentiment de malchance. »
Avis aux marques qui s’adressent aux jeunes : de l’optimisme, que diable !
NEW DEAL
Médias et urgence climatique
Interrogée sur les actions à réaliser pour mener à bien la transition écologique, Valérie Masson Delmotte, paléoclimatologue et coprésidente du GIEC, déclarait : “Je pense que le plus gros du travail reste à faire et que pour cela, il y a besoin d'une mobilisation très large” (France Info). À commencer peut-être par celle des médias et des journalistes ?
Selon les résultats du baromètre des Assises du journalisme (Viavoice), si 61% des Français déclarent se sentir suffisamment informés par les journalistes et les médias sur le changement climatique et l'environnement, 53% estiment que ces thématiques ne sont pas assez mises en avant. Les Français en appellent à des contenus concrets (51%), vérifiés (42%), pédagogiques (35%) et rigoureux (34%). Ils déplorent le traitement fait jusqu’à présent et le juge anxiogène (35%), catastrophiste (33%) et moralisant (25%). Ils réclament par ailleurs une collaboration étroite entre experts et journalistes : 77% jugent, en effet, la parole des experts utile et nécessaire dans la compréhension des défis à venir.
Pour autant, les chiffres dévoilés par la plateforme OTMedia, développée par l’INA, en disent long sur le travail qu’il reste à accomplir. Le 16 mars 2019, les chaînes d’information en continu ont dédié 43 heures d’antenne au 18e samedi de manifestations des « gilets jaunes » et aux violences des black blocs, contre 3 heures pour les marches du climat réunissant pourtant 45 000 personnes. LCI a accordé 27 fois plus de temps aux gilets jaunes qu’aux manifestations sur le climat, BFM TV 15 fois plus, CNews 12 fois plus. Pourquoi une telle différence de traitement entre ces deux actualités ? Le sociologue Olivier Fillieule avance l’hypothèse suivante :
« Le critère de la violence domine tous les autres : un événement où il y a des violences, on sait qu’il y aura une suite judiciaire. Il y aura des prises de positions, le ministère de l’Intérieur va devoir se prononcer, il y aura la parole des manifestants. Ce qui veut dire du buzz et de la polémique. Une manifestation où il y a beaucoup de monde mais où tout se passe bien, le lendemain c’est fini, il n’y a rien derrière ».
Le site reportersdespoirs.org, qui revient sur trente années d’écologie dans les médias, apporte un autre éclairage : « Le changement climatique est un sujet qui doit s’inscrire dans la durée. Le traiter journalistiquement est d’autant plus difficile que le thème fait appel à une analyse et à des compétences multidimensionnelles. En définitive, les questions écologiques sont particulièrement exposées à la résignation en raison notamment de l’ampleur des enjeux soulevés. »
37% des Français pourraient déménager en raison des risques liés au changement climatique sur leur territoire
Dans un rapport intitulé “L’Observatoire des usages et représentations des territoires”, l’ObSoCo se penche sur les attentes des Français en matière de cadre de vie et de transition écologique des territoires.
Fidèle à sa passion de la typologie, l’ObSoCo dresse 6 profils-type de Français qui se distinguent selon leur rapport au territoire :
Suite aux confinements successifs, on avait déjà noté une nette progression de désir d’aller s’installer ailleurs ; le rapport ajoute une dimension supplémentaire.
70% des Français se disent inquiets des conséquences potentielles du changement climatique sur la qualité de vie au sein de la région qu’ils habitent. Cette inquiétude les amène à reconsidérer l’endroit où ils habitent : 37% des Français pourraient déménager en raison des risques liés au changement climatique sur leur territoire.
Les migrants climatiques sont peut-être plus près de chez nous qu’on ne le pensait …
“La Révolte” : enquête sur cette élite verte qui veut travailler autrement
Le Monde publie les bonnes feuilles du livre de la journaliste Marine Miller, qui a enquêté sur ces diplômés de Grandes Écoles qui, prenant conscience de l’urgence climatique, se révoltent et vont jusqu’à “refuser de servir le capitalisme destructeur de la planète”.
On note d’abord la diffusion d’interrogations existentielles : le “sens” recherché dans un métier n’est plus seulement compris au sens individuel (épanouissement, sentiment d’utilité, etc) ; il est étendu dans une acception plus collective et sociétale :
Alors que la promesse d’un horizon stable s’éloigne, le « système » à l’origine de la crise climatique est tout à coup remis en question. C’est l’image de la matrice : quand on a pris la pilule rouge, celle de la vérité, on ne peut plus croire aux fausses promesses. L’insouciance pour eux est terminée. Et le « réveil » critique s’opère d’abord contre leur formation : comment se fait-il – qu’à aucun moment de leur brillante scolarité – le réchauffement climatique n’y ait été enseigné ? Quelles seront les conséquences de ces catastrophes à venir sur leur métier, le secteur professionnel qu’ils ont choisi ? Une interrogation plus profonde les travaille : comment rester aligné avec ses valeurs écologiques dans une entreprise qui participe au réchauffement climatique ? Faut-il résister, changer le système de l’intérieur, de l’extérieur, déserter, créer de nouvelles façons de travailler, de vivre ? Où trouver sa place ?
Une fois diplômés, des réseaux informels de jeunes préoccupés par l’écologie se constituent, parfois au sein même de grandes entreprises :
Antoine Gonthier peut en témoigner. Ce polytechnicien (X2012) reçoit de plus en plus de sollicitations de jeunes ingénieurs qui l’ont identifié comme interlocuteur sur les questions écologiques (…). Antoine est aussi cofondateur et formateur au Campus de la Transition en Seine-et-Marne. Depuis octobre 2020, il suit un groupe d’une trentaine de jeunes polytechniciens qui veulent travailler autrement. « Ils sont tous diplômés depuis moins de dix ans, il y a même des étudiants. Certains veulent parler de leur orientation professionnelle, d’autres de leur reconversion, d’autres veulent savoir où aller pour avoir le plus d’impact dans l’urgence écologique. » Groupes de discussion, d’entraide, de partage, d’intelligence collective, les jeunes surdiplômés préoccupés par l’effondrement du vivant et le dérèglement climatique se cherchent et veulent se reconnaître entre eux.
DERNIÈRES PARUTIONS
Un livre : “La France sous nos yeux - économies, paysages, modes de vie” (Jérôme Fourquet & Jean-Laurent Cassely, Seuil)
Quelle bonne idée de réunir un sondeur et un spécialiste des styles de vie pour parler des transformations de la société française ! Jérôme Fourquet (L’Archipel français, 2019) et Jean-Laurent Cassely (No fake, 2019) signent un ouvrage remarqué et remarquable, dans lequel ils scrutent ce qu’ils appellent “la grande métamorphose” - i.e. l’ensemble des transformations en termes de consommation et de styles de vie en France depuis une trentaine d’années.

L’ouvrage est difficile à résumer, car il fourmille de données, de cartes et de graphes sur des sujets aussi divers que l’essor du tatouage, la floraison des campings 5 étoiles ou l’émergence du “French tacos” (galette mexicaine emplie de frites) … On retiendra tout particulièrement leur analyse de la bipolarisation de la classe moyenne, sous la forme d’un sablier : une premiumisation par le haut, avec des produits destinés à la classe moyenne qui sont montés en gamme (la bière, le burger …) ; un désarrimage par le bas, avec le développement du hard discount, le succès de la Dacia initialement destinée aux pays émergents, etc.
« Fourquet a compris que dans une société de consommation, on peut comprendre le pays par les habitudes de consommation » lit-on dans le Le Figaro. Bien vu !
Bref, un livre incontournable pour tout planneur qui se respecte
Un podcast : “Vers une nouvelle écologie politique” avec Camille de Toledo (France Inter)
Et si le combat écologique devait passer par un combat juridique ? Et si, à la suite du contrat social, il fallait imaginer un “contrat naturel” (l’expression est de Michel Serres) en dotant la nature de personnalités juridiques ?
C’est l’idée défendue par l’écrivain Camille de Toledo. Reçu dans Questions politiques au micro d’Ali Badou, il parle d’un nécessaire deuxième âge de droit de la nature qui ferait suite au droit protecteur (les zones protégées) : de la même façon qu’au XIXe siècle les entreprises ont acquis un statut juridique, il s’agirait aujourd’hui de consacrer la nature en sujet de droit.
Il l’étudie très précisément au travers d’un cas concret : la Loire. Pendant des mois, le Parlement de Loire en France a réunit juristes, anthropologues, artistes et philosophes pour imaginer comment, dans un rapport de force juridique avec les humains, “la perspective Loire pourrait s’exprimer”. Tel barrage EDF va-t-il vraiment dans son intérêt ?
Une perspective très stimulante qui, si elle semble aujourd’hui très éloignée de notre réalité juridique, n’est pas sans exemples : en mai 2017, la Cour Constitutionnelle colombienne a doté le Rio Atrato, qui traverse le département du Chocó, d’une personnalité juridique. Aux Etats-Unis, des zones humides ont attaqué l’Etat de Californie pour inaction.
« C’est une triste chose de pensée que la nature parle et que l’humain n’entende pas » écrivait Victor Hugo. C’est peut-être bientôt du passé …
Une série : Squid Game (Netflix)
"Chaque époque a un inconscient visuel, foyer central de ses perceptions, code figuratif que lui impose en dénominateur commun son art dominant. Dominant est l’art des arts, celui qui a la capacité d’intégrer ou de modéler les autres à son image, celui qui empêche de dormir les adolescents” écrivait Régis Debray. A ce titre, les séries sont devenues "l'art des arts" : plus que la peinture ou le roman, aujourd'hui ce sont elles qui façonnent le mieux les représentations collectives.
C’est pourquoi il faut prendre au sérieux l’immense succès de la série Squid Game, en passe de devenir la série la plus populaire de l'histoire de Netflix (elle est classée n°1 dans plus de 90 pays).
Libé, qui y a consacré sa une, s’interroge : “Qui diffuse le plus d’idées de gauche actuellement : un candidat à la présidentielle ou la série phénomène de Netflix ?”
Ce qui fait le succès de la série, c’est l’argent. Son pouvoir et les malheurs qu’il cause. L’anxiété de ne plus en avoir dans un monde covidé où les milliardaires se frottent les mains. L’angoisse de finir endettés comme les personnages de la série alors que le prix du gazole n’a jamais été aussi élevé en France. Squid Game est le parfait produit anticapitaliste de l’époque avec ce qu’il faut de théorie du complot en arrière-fond. Sans oublier la couche de nihilisme apocalyptique.
Mais on peut aussi décider d’en avoir une lecture plus optimiste : qui parle des dangers de l’endettement au plus grand nombre en 2021 ? Un candidat à la présidentielle ? Non, Squid Game. Du partage des richesses ? Squid Game. De l’extrême précarité qui met en péril l’idée même d’un choix démocratique ? Toujours Squid Game. On ne l’avait pas vu venir ce tract de gauche sur Netflix.
C’est tout pour aujourd’hui ! Rendez-vous le mois prochain pour un prochain numéro de la CORTEX NEWSLETTER.