La transition énergétique n’aura pas lieu, la crise agricole comme révolte contre les consommateurs, les “conso-styles territoriaux”, l’explosion de la romance, le populisme d’entreprise à la sauce Adidas, le “friend-shoring”, les classes figées et l’IA dans Pauvres créatures … Elles ont fait (ou pas) l’actualité, voilà la veille des idées de février 2024.
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LA TRANSITION EN DÉBAT
La transition énergétique n’aura pas lieu
C’est la thèse défendue par Jean-Baptiste Fressoz, historien des sciences, des techniques et de l’environnement, dans un livre intitulé Sans transition. Une nouvelle histoire de l’énergie (Seuil). Dans un entretien au journal Le Monde, il explique que, face au changement climatique, nos dirigeants politiques et économiques parlent d’une “transition énergétique” par analogie aux précédentes que nous aurions réalisées dans le passé, lors de révolutions industrielles antérieures. Problème : pour Fressoz, ce genre de “récit phasiste” du monde matériel, plaqué sur l’histoire des techniques, nous amène à penser faux. Tout simplement parce qu’il n’y a jamais eu, par le passé, de remplacement d’une source d’énergie par une autre ; et que les transformations énergétiques se sont toujours faites de manière additive (les énergies s’ajoutant les unes aux autres). Il rappelle que “l’industrialisation des XIXe et XXe siècles ne peut se prévaloir d’aucune transition. On ne passe pas du bois au charbon et encore moins, bien évidemment, du charbon au pétrole : non seulement les énergies s’accumulent, ce qui est une évidence statistique, mais cette accumulation est symbiotique”, comprendre : “l’arrivée d’une nouvelle source d’énergie tend à accroître l’usage des anciennes”.
“Par exemple, on raconte la révolution industrielle comme une transition vers le charbon. Or toutes les énergies croissent pendant l’industrialisation : l’hydraulique, le muscle humain et animal, de même que la consommation de bois. Pour étayer les galeries de ses mines de charbon, l’Angleterre utilise plus de bois en 1900 qu’elle en brûlait en 1800.
De même, au XXe siècle, le pétrole stimule la consommation de charbon. Il est extrait avec des tubes en acier, brûlé dans des moteurs en acier, qui font avancer des machines en acier, et tout cet acier dépend au premier chef du charbon. Un dernier exemple : même si l’électricité souffle les mèches des lampes à pétrole au XXe siècle, les seuls phares des voitures consomment actuellement plus de pétrole que le monde entier en 1900”
Il conclut en disant que la transition énergétique est “l’idéologie du capital au XXIe siècle”, contribuant à “dépolitiser l’enjeu climatique” : à cause du modèle de pensée de la transition, “on parle de technologies complexes plutôt que faire des choses simples tout de suite : on rêve d’avion à hydrogène, plutôt que de réduire le transport aérien, de ciment vert plutôt que d’arrêter de construire de nouvelles routes”.
Une remarque : cette critique de la transition fait furieusement penser au fonctionnement des médium de transmission - de la même façon que le pétrole n’a pas remplacé le charbon, la radio n’a pas remplacé la presse …
“Il n’y a pas de fatalité”
En réaction, un collectif de chercheurs, dont les économistes Anna Creti et Patrick Criqui et le politiste François Gemenne, a publié une tribune dans Le Monde pour contester la thèse d’une impossible transition.
“Ce déclinisme écologique est non seulement grandement infondé, mais également de nature à plomber les ambitions dans la lutte contre le changement climatique. Affirmer que la transition est impossible, c’est le meilleur moyen de ne jamais l’engager. À rebours de ce défaitisme, nous voulons ici affirmer, avec force, qu’il est possible de réussir cette transition”
Sans réels autres arguments que ceux des “progrès spectaculaires” des capacités installées en énergies renouvelables (+50% entre 2022 et 2023 dans le monde, selon l’Agence internationale de l’énergie), ils peinent à convaincre, notamment sur la question de l’additivité des énergies. Ils précisent : “Il faudra décupler les investissements dans ces énergies décarbonées, et notamment dans les pays du Sud, afin de faire baisser le volume des énergies fossiles : c’est la condition sine qua non pour atteindre les objectifs de l’accord de Paris”.
L’Obs, de son côté, a eu l’excellente idée de réaliser un entretien croisé entre Jean-Baptiste Fressoz et Jean-Marc Jancovici, le charismatique ingénieur pro-nucléaire.
Jean-Marc Jancovici, de son côté, en convient : “En ratio, la situation (des énergies renouvelables) s’améliore. Mais en valeur absolue, ces renouvelables s’ajoutent encore en grande partie au reste”. Il ajoute :
“Et puis, il y a un angle mort : ces panneaux photovoltaïques et ces mâts d’éoliennes sont fabriqués dans un monde qui carbure encore aux fossiles. C’est aussi pour cela que ce n’est pas cher ! J’ai souvent demandé aux prospectivistes s’ils nous pensaient capables de produire des éoliennes et des panneaux solaires avec… des éoliennes et des panneaux solaires. Personne ne sait répondre à cette question”
De son côté, Fressoz regrette qu’on utilise une électricité bas carbone pour “reproduire à l’identique le monde matériel dans lequel nous vivons” :
“Le passage de la voiture thermique à la voiture électrique était une occasion historique de changer l’objet « voiture » en disant à l’industrie automobile : « Maintenant, vous ne faites plus que de petits modèles, comme la Citroën Ami », pour ne pas gâcher une électricité relativement propre dans des objets très consommateurs de matériaux (acier, cuivre, aluminium, etc.) et donc émetteurs de CO2. Si on continue comme cela, les renouvelables ne feront qu’à peine ralentir le réchauffement”
Frappant de constater que tous deux tombent d’accord : “La décroissance physique est inévitable. Pour la rendre moins douloureuse, il faut la planifier.” Quelle marque saura prendre sa part dans cette planification ?
PENSER LA CONSOMMATION
Penser la crise agricole : une révolte contre les consommateurs ?
Comment appréhender la crise agricole qui s’est déroulée ces dernières semaines ? Pour comprendre le nouveau qui surgit, la tentation est de se raccrocher à du connu : dans les premiers jours du conflit, on a vu fleurir le parallèle entre “Gilets jaunes” et “Gilets verts”, mais tient-il vraiment la route ? Non, répond le sociologue Denis Maillard, interrogé dans l’Opinion :
« Les Gilets jaunes ne voulaient pas renverser la table, mais s’y asseoir : au fond, c’était une révolte de consommateurs. Ceux-ci représentaient des consommateurs frustrés pour qui la dignité revendiquée passait, pour beaucoup, par la capacité à consommer, remplir leur caddie et s’offrir un petit plaisir en s’achetant des produits de marque. Là, les agriculteurs veulent précisément renverser la table pour qu’on ne puisse pas s’y asseoir à leurs dépens : on pourrait presque dire que c’est une révolte contre les consommateurs ».
Dans une tribune publiée dans Philosophie Magazine, Denis Maillard va plus loin dans sa réflexion, et note une différence majeure avec le mouvement des “Gilets jaunes” : cette fois-ci, l’ennemi, ce n’est plus (seulement) l’État.
“Les agriculteurs ne comprennent plus le dessein que la France forme pour eux et la place qu’ils occupent dans la société de consommation. Ils réclament alors le droit de survivre dans un monde dont ils ont le sentiment qu’il veut se nourrir sans savoir d’où provient sa nourriture ni comment elle est produite et transformée. C’est bien le mode de consommation d’une société qui veut manger à bas prix, se faire servir de tout en abondance et à n’importe quel moment de l’année, sans se préoccuper de savoir ce qu’est un champ, une culture ou un élevage, qui est en réalité leur cible (…)”
C’est ce qui explique, selon lui, la raison pour laquelle la colère se tourne de plus en plus contre cette grande distribution et celui qui incarne la vie à bas prix sur le dos des paysans : Michel-Édouard Leclerc.
Penser la consommation alimentaire avec les “conso-styles territoriaux”
Dans une note passionnante publiée par la Fondation Jean-Jaurès, Emily Mayer, directrice des études à l’Institut Circana, approfondit l’étude de la consommation alimentaire dans les magasins de la grande distribution en y apportant une dimension territorialisée. “Tout l’objectif de cette note, écrit-elle, est de montrer l’importance de démoyenniser la lecture nationale de la consommation alimentaire. Car l’aborder en passant par le prisme de la moyenne nationale, c’est passer à côté de la diversité des pratiques de consommation qui jalonnent notre territoire.”
Circana a mené un travail inédit de cartographie de la consommation à partir de l’étude de plus de 20 000 points de vente de la grande distribution (hypermarchés, supermarchés, magasins de proximité et drive) répartis sur le territoire national. Ce travail a abouti à un découpage de la France en douze “conso-styles territoriaux”, en référence aux travaux de Bernard Cathelat sur les conso-styles dans les années 1980.
Une précision pour la bonne compréhension des graphiques : “les conso-styles ne forment pas des territoires contigus et des points de vente se trouvant à différents endroits dans le pays peuvent se retrouver dans un même conso-style”. Les douze conso-styles peuvent en revanche être regroupés selon le type de territoire auquel ils appartiennent, dessinant quatre conso-styles urbains, quatre périurbains et quatre ruraux.
À partir de ces douze “conso-styles territoriaux”, trois grands enseignements peuvent être tirés :
1/ La consommation alimentaire en grandes surfaces se démoyennise de plus en plus. Les données Circana montrent que, globalement, les écarts de consommation s’accentuent, la consommation en grandes surfaces s’écarte toujours plus de la moyenne. En l’espace de quatre ans, 80 familles de produits sur les 250 étudiées voient leur amplitude de consommation s’accroître, soit le double du nombre de celles où elle se réduit. Traduction : on consomme de moins en moins la même chose.
2/ Les facteurs qui expliquent les écarts de consommation ne se limitent pas au niveau de revenus. D’après Circana, les deux facteurs les plus explicatifs des écarts de consommation au total des produits de grande consommation sont le niveau de diplôme et le degré d’urbanité, devant le niveau de revenu, l’âge et le nombre de personnes au foyer.
Un exemple : les fruits secs (dattes, abricots secs, noix, amandes) sont sur-consommés dans le conso-style “quartiers bourgeois” et sous-consommés dans le conso-style “héritage ouvrier”. “Si l’écart de niveau de revenu entre ces deux conso-styles est important, ici le niveau de diplôme est encore plus explicatif des écarts de consommation. Le « bagage culturel » semble ici expliquer le niveau de connaissance et donc d’appétence de ces produits dits de snacking « sain » comparativement à d’autres produits plus classiques”
3/ La ré-homogénéisation de la consommation alimentaire est possible. L’étude révèle que, même s’ils sont moins nombreux que ceux d’amplification des écarts, il existe plusieurs exemples de familles de produits où les surconsommations s’atténuent, où la consommation s’homogénéise entre les conso-styles et où les volumes de consommation continuent de progresser. Par exemple : les fromages méditerranéens (feta, mozzarella, burrata) ou les vins effervescents (“effet Spritz”).
Une note qui permet à la fois de quantifier et de relativiser le phénomène d’archipélisation de la consommation (alimentaire). Un nouveau combat de marque se dessine : qui saura oeuvrer à une forme de re-homogénéisation de la consommation ?
SIGNAUX FAIBLES
Littérature : l’explosion de la “romance”
On lit dans L’Express que les Français ont acheté plus de 6 millions d’ouvrages “romance” en 2023. L’article définit la “romance” comme ce “grand mouvement qui traite d’histoires d’amour très codées (avec leur rythme, leurs temps forts, leurs moments d’émotions, leurs tropes) émaillées de scènes de sexe plus ou moins explicites notifiées par un système de signaux.”
La tendance va en s’accentuant : début janvier, Morgane Moncomble était en tête des ventes de livres avec le tome II de Seasons (près de 60 000 depuis janvier 2024), alors que le tome I paru en septembre 2023 avait déjà cumulé plus de 120 000 exemplaires. En poche, c’est plus impressionnant encore : 1,5 million d’exemplaires chez J’ai Lu pour Kilomètre zéro de Maud Ankaoua, et près de 3 millions de la série After d’Anna Todd au Livre de Poche.
“Restent de multiples questions, dont une première, impérieuse : leurs jeunes groupies liront-elles un jour une littérature plus traditionnelle ? Ou resteront-elles, comme les lectrices de Harlequin d’hier, accrochées à leurs romances ?”
L’ADN souligne la particularité de la tendance de la “dark romance”. 6,9 milliards de vues sur TikTok, et des ventes d’ouvrages qui dépassent souvent les 10 000 exemplaires. En 2023, le premier tome de la série Troublemaker écrit par la Française Laura Swan s’est glissé à la troisième place des meilleures ventes juste après le Goncourt et le Renaudot. La particularité de la “dark romance” : les hommes sont toxiques, et les scènes de sexe non consenties (avec “trigger warning” à l’appui) - rapt, traque, BDSM, agression sexuelle, torture, sociopathie, syndrome de Stockholm, viol ou inceste.
Il est frappant de constater que la romance est très peu traitée par les marques dans leurs discours publicitaires (à l’exception des marques de parfums) : et si elles s’en emparaient davantage ? Manifestement, il y a un public !
Anatomie des menus de restaurant
Après plusieurs années de parois de plexiglas, de serveurs masqués et de QR code, le menu physique est de retour dans les restaurants … avec plus de personnalité que jamais. C’est la conclusion du New York Times, qui en a analysé plus d’une centaine (121, exactement), pour en tirer des enseignements de tendances food. Avec une conviction : les menus de restaurant sont “une capsule temporelle de culture qui reflète le confort, les habitudes, les saveurs et les valeurs d’une époque”.
Sur le fond, côté alimentation, on y voit une intéressante tension qui émerge entre l’opulence maximaliste d’un côté (quesadilla et gaufres au caviar) et la quête de simplicité de l’autre (salade Caesar servie à toutes les sauces). À noter, le pouvoir réassurant de la nostalgie et de l’authenticité (dessert de grand-mère, pudding, céréales, etc.) et le sans-alcool qui grignote de plus en plus de parts de la carte.
Sur la forme, “les menus ont rétréci, comme les sacs à main”. De nombreux restaurants privilégient un menu vertical d’une demi-page : l’idée, c’est de n’avoir aucune page à feuilleter - avec, donc, moins d’éléments de choix. La tendance est à l’humanisation des menus ("more of a humanness”) : place aux typos manuscrites, aux dessins enfantins, ou aux mascottes rigolotes. “Comme les maisons de couture, les restaurants sont devenus des marques. Les gens sont fatigués d'avoir des logos partout, mais avoir une mascotte est un moyen de se distinguer sans être trop évident”.
Dernière tendance structurante : l’intégration de plus en plus poussée de mission-statements au sein même des menus. On y répertorie tous les fournisseurs locaux, on présente l’ensemble de l’équipe du restaurant (des serveurs aux cuistots en passant par “la stagiaire”), et on insiste aussi sur le fait que tel restaurant fournit une assurance maladie à ses employés … Dans près d’un menu sur cinq, on trouve trace d’une précision de texte sur les pourboires : ils servent à augmenter les salaires ou à donner des avantages sociaux aux employés.
Avec le menu, voilà un excellent exemple de transformation d’un support d’information en élément de communication. À réitérer sur d’autres formats ?
Gen Z : une nouvelle fracture idéologique entre les sexes
C’est l’enseignement d’un éditorial du Financial Times, qui a fait l’effet d’une bombe. Dans toutes les villes et sur tous les continents, les hommes de 18-29 ans sont statistiquement plus conservateurs, tandis que les femmes du même âge sont plus progressistes. Les différences idéologiques s'étendent désormais à des questions telles que l'immigration et la justice raciale. Aux États-Unis et en Allemagne, et en moins de 6 ans, l’écart a gagné 30 points. Même les sociétés plus traditionnelles comme la Corée du Sud sont sujettes au phénomène.
Dans le petit monde de l’anthropologie sociale, c’est inédit : “L’un des modèles les plus établis pour mesurer l’opinion publique est que chaque génération a tendance à évoluer comme une seule en termes de politique et d’idéologie générale. Ses membres partagent les mêmes expériences formatrices, franchissent en même temps les grandes étapes de la vie et se mélangent dans les mêmes espaces”. Pour reprendre la formulation de la chercheuse Alice Evans, on découvre que : “Gen Z is two generations, not one.”
D’après le Financial Times, c’est le mouvement #MeToo qui a été le principal déclencheur, “donnant naissance à des valeurs farouchement féministes parmi les jeunes femmes qui se sentaient habilitées à dénoncer les injustices de longue date”. Mais sept ans après, les données d’enquête montrent que dans de nombreux pays, les différences idéologiques vont désormais au-delà de cette question : aux États-Unis, au Royaume-Uni et en Allemagne, les jeunes femmes adoptent désormais des positions beaucoup plus libérales que les jeunes hommes en matière d’immigration et de justice raciale, tandis que les groupes plus âgés restent à égalité.
“La nette division entre progressistes et conservateurs sur le harcèlement sexuel semble avoir provoqué un réalignement plus large des jeunes hommes et femmes dans les camps conservateurs et libéraux sur d’autres questions”
MARQUES DANS LA CITÉ
Les marques et le “réarmement démographique”
Le baby crash est bel et bien confirmé par les derniers chiffres publiés par l’INSEE dans son Bilan démographique 2023. « En 2023, 678 000 bébés sont nés en France. C’est 6,6 % de moins qu’en 2022 et près de 20 % de moins qu’en 2010, année du dernier pic des naissances. L’indicateur conjoncturel de fécondité s’établit à 1,68 enfant par femme en 2023, après 1,79 en 2022. »
Peu de marques ont osé, jusqu’à présent, s’emparer de cet épineux sujet de société. Si aucune d’entre elles n’a jusqu’ici repris le mantra présidentiel du “réarmement démographique”, certaines ont pris le sujet à bras le corps avec un brin d’audace et de dérision. C’est l’exemple de Spies, une agence de voyages danoise filière de Thomas Cook. Dans Do it for Denmark, premier volet d’une campagne culte – qui compte aussi Do it for mom et Do it forever –, Spies surfe sur l'idée que 10% des Danois ont été conçus… lors d'un séjour à l'étranger.
Konbini en décrit les grandes lignes : « Spies proposait, pour un couple qui aimerait voyager à l’étranger, de payer moins cher lorsque la période est propice à la fécondation. Et – bonus – si le couple parvient à donner des preuves que le voyage a "porté ses fruits", Spies s’engage à envoyer quelques cadeaux (gratuits) de bienvenue au futur enfant, comme une poussette ou des couches. »
Le succès fut au rendez-vous : le taux de natalité a sensiblement augmenté faisant dire à une sage-femme : « Je n’ai jamais connu un tel boom. Une telle hausse c’est fou !» Drôle et inspirant !
Le populisme d’entreprise à la sauce Adidas
Pour La Tribune, le journaliste et essayiste Denis Lafay s’est penché sur les pratiques managériales du patron d’Adidas Björn Gulden, qui ont récemment fait l’objet d’une longue enquête dans le Wall Street Journal. Ancien sportif professionnel, Björn Gulden a pris la tête de la marque allemande il y a tout juste un an, et a depuis lors mis en place des méthodes qui divisent au sein du corps social. On apprend qu’il a mis à disposition son numéro de téléphone portable à ses 60 000 salariés, qu’il blâme l’utilité des rapports de consultants - et qu’il a décidé, par conséquent, de se séparer d’une partie des sociétés de conseil - qu’il exhorte les salariés à « enfreindre les règles », et qu’il a recentralisé entre ses mains des fonctions-clés (comme la stratégie de marque).
“La conception de l'organisation et du management de l'entreprise chère à Björn Gulden peut faire sourire, elle peut même séduire. En réalité elle n'est rien moins qu'un concentré de populisme, ou plutôt l'expression entrepreneuriale et la déclinaison managériale du populisme politique”
Denis Lafay voit dans le patron d’Adidas l’application de toutes les recettes des leaders populistes : culte du chef, appel à la transgression, désignation de bouc-émissaires externes (les cabinets de conseil), l'obsession du lien direct avec le corps social (“En partageant son numéro de téléphone portable, Björn Gulden laisse penser qu'il n'y a pas de hiérarchie dans l'importance des sujets”).
« Certains pensent que je suis fou », affirme-t-il non sans savourer l'effet qu'il provoque. Exactement ce dont Javier Milei ne s'est jamais caché, jouant et délirant de cet attribut pour obtenir une victoire historique le 19 novembre dernier à la présidence argentine"
Assiste-t-on à l’émergence de nouveaux leaders d’entreprise populistes ? On se souvient que, dans un précédent numéro de la Cortex Newsletter, nous faisions état des réflexions d’Asma Mhalla sur “la doctrine Elon Musk” : selon elle, après la “post-truth politics” de Donald Trump, Elon Musk nous aurait fait entrer dans la “post-truth economics”, à travers l’invention d’une capacité de nuisance inédite sur le plan économique.
Reste à savoir si cette connotation populiste restera dans le fonctionnement de l’entreprise ou concerna aussi la communication de la marque …
L’entreprise face aux turbulences internationales
Dans Le Grand Continent, l’économiste Jérémy Ghez, directeur académique du Centre de géopolitique d'HEC Paris, montre comment l’entreprise est forcée de réinventer son modèle pour s’adapter aux nouvelles tensions géopolitiques.
Le monde de l’entreprise s’est longtemps cru immunisé contre ces turbulences politiques et mondiales. C’était la théorie très chère au journaliste du New York Times Thomas Friedman, qui considère que “deux pays hôtes d’une partie de la même chaîne de production d’une grande firme internationale ne peuvent pas se faire la guerre car un conflit irait contre leurs intérêts économiques”.
Aujourd’hui, tout change. Avec l’hypothèse d’un conflit entre la Chine et les États-unis, “la logique d’indépendance et de résilience de l’entreprise et de ses opérations s’impose peu à peu”. Le secteur privé est désormais poussé à couvrir ses risques dans un monde dans lequel les rivalités géopolitiques redeviennent réalité.
La recherche de la résilience ou de la capacité d’amortir toutes sortes de chocs exogènes a remplacé la logique d’efficacité économique. L’économiste note que “les redondances dans les chaînes d’approvisionnement relevaient autrefois du non-sens économique, mais sont désormais la meilleure police d’assurance pour une entreprise qui ne croit plus dans les garde-fous protégeant un ordre mondial stable et prospère”.
Pour preuve, l’évolution de la terminologie anglo-saxonne pour évoquer la réorganisation des chaînes de production : au offshoring (ou délocalisation), justifié par la recherche d’un avantage comparatif, on parle de plus en plus de re-shoring (ou relocalisation), dans le contexte de la pandémie et des ruptures des chaînes d’approvisionnement. On parle même désormais de near-shoring (ou la production proche de la maison mère, sans qu’elle soit nécessairement dans le même pays) ou de friend-shoring, c’est-à-dire de production dans un pays que l’on considérait comme allié ou ami.
“La géographie a regagné une place de premier ordre dans les considérations stratégiques du secteur privé (…). La proximité politique et géopolitique a, à son tour, regagné une place de premier ordre dans ces considérations stratégiques”
L’adaptation rapide aux nouvelles réalités géopolitiques devient donc un facteur clé de succès dans le paysage économique mondial actuel : bienvenue dans la nouvelle ère du risque géopolitique des entreprises.
ACTUALITÉS MÉDIA
"Bonjour”, “Plus belle la vie”, TF1+… le plein de nouveautés sur TF1 ?
Ce 8 janvier, le groupe TF1 lançait sa nouvelle matinale, "Bonjour !" animée par Bruce Toussaint. Une nouveauté, vraiment ? Pas tout à fait… De 1984 à 1990, TF1 diffusait "Bonjour la France". Jean-Claude Bourret était alors aux manettes de ce magazine hebdomadaire. 30 ans plus tard, c’est donc le retour d’une matinale, en direct, avec ses rubriques (JT, météo, santé, bien-être, histoire…) et ses chroniqueurs (Julien Arnaud, Laurent Mariotte, Christophe Beaugrand…) sur la tranche 6h55-9h30.
TF1 avait beaucoup communiqué sur le lancement de cette nouvelle émission. Bruce Toussaint, transfuge de BFMTV, fort de son expérience sur différentes matinales d’information, était attendu au tournant. L’effet de curiosité a joué à plein lors de la première diffusion, avec 517 000 téléspectateurs de 4 ans et + et 15,3% de part d’audience (source Médiamétrie / Médiamat). Mais les audiences se sont rapidement effritées. Du lundi 8 au vendredi 12 janvier, l’audience moyenne était de 329 000 téléspectateurs (10% de PDA). Du 22 au 26 janvier, 254 000 téléspectateurs (7,7% de PDA) étaient encore devant la matinale de TF1. Sa principale concurrente, Télématin sur France 2, rassemblait à elle seule 688 000 téléspectateurs pour 22,8% de PDA. Est-ce à dire que c’est un échec ? Sur la période septembre-décembre 2023, lorsque la Une diffusait "TFOU !" et le "Téléshopping", on comptabilisait 154 000 téléspectateurs pour 5,1% de PDA. Seulement 100 000 téléspectateurs supplémentaire, pas sûr que ce soit une opération très rentable pour la chaîne.
C’est également ce 8 janvier qu’on a également pu assister au retour de "Plus Belle La Vie (encore plus belle)" sur l’antenne de TF1 du lundi au vendredi à 13h45. Après avoir fait les beaux jours de France 3 avec 18 saisons et plus de 4 000 épisodes, le feuilleton s’était arrêté en novembre 2022.
Quel premier bilan pour cette nouveauté, qui n’en est pas vraiment une ? Après 15 épisodes, une moyenne de 2,7 millions de téléspectateurs pour 27,4% de PDA. Sur la période septembre-décembre 2023 (même tranche, lundi-vendredi), TF1 affichait 2,2 millions de téléspectateurs pour 25,2% de PDA. 500 000 téléspectateurs supplémentaires : un résultat tout à fait satisfaisant. Sur la cible publicitaire des Femmes responsables des achats < 50 ans, TF1 est numéro 1 avec 27,4% de PDA. Autre observation : si le feuilleton est majoritairement consommé en live, 31% de l’audience provient de la nouvelle plateforme TF1+.
Et c’est encore ce 8 janvier que TF1 lançait TF1+. À grand renfort de communication et d’interventions auprès des agences média, TF1 avançait ce nouveau leitmotiv : TF1+ n’est pas seulement une “plateforme de rattrapage”, mais c’est surtout une “plateforme de destination”. Dans un communiqué, TF1 annonçait une « offre riche et diversifiée de plus de 15 000 heures de contenus de divertissement et d’information ». La chaîne revendique 200 films cinéma et 200 films TV, 200 séries en intégralité. On y retrouve beaucoup de programmes déjà diffusés à l’antenne, et des intégrales comme "The Voice" ou "Koh-Lanta". Et pour accompagner le mouvement de plateformisation du paysage TV/vidéo, TF1 annonce le lancement d'une cinquantaine de chaînes FAST centrées sur les thématiques particulières (comédies romantiques, humour, mangas, thrillers ou films de Noël).
Les premiers résultats semblent assez encourageants. En semaine 1 (du 1er au 7 janvier 2024), MyTF1 affichait une couverture hebdomadaire de 12,7 millions de téléspectateurs et une PDA de 20,1% (périmètre chaînes catch’up). En semaine 4 (du 22 au 28 janvier 2024), ce sont 14,3 téléspectateurs qui ont regardé la nouvelle plateforme de streaming TF1+ pour une PDA de 30,5%. Autre indicateur intéressant à observer : le temps passé par téléspectateur. En moyenne quotidienne, sur la semaine 1, les téléspectateurs restait 42 minutes sur MyTF1. Avec TF1+, le temps passé est proche des 53 minutes. Il est nécessaire de préciser que cette mesure réalisée par Médiamétrie reste incomplète : ne sont mesurés que les programmes diffusés à l’antenne. Médiamat n’inclut pas les programmes exclusivement dédiés à la plateforme de streaming. Il faudra patienter encore un peu pour que Médiamétrie mesure l’ensemble des plateformes de streaming. La suite au prochain épisode.
Sur la base des premières observations, on retiendra que copier ne marche pas, recycler améliore, mais qu'il faut innover si on veut vraiment réellement avancer.
Sur les réseaux sociaux, l’effondrement de l’information
C’est le constat, un poil déprimant, du journaliste Hubert Guillaud, rédacteur en chef pendant vingt ans de InternetActu.net. Dans un article passionnant publié sur son blog personnel, repéré par la newsletter Mediarama, il montre que les réseaux sociaux ne jouent plus le rôle historique qui était le leur dans la diffusion de l’information.
De 2013 à 2017, estime Hubert Guillaud, l’actualité est devenue “l’essence faisant tourner les réseaux sociaux, transformant peu à peu l’information en champ de bataille…”. Conséquence : beaucoup d’utilisateurs s’en sont détournés. De nouveaux réseaux sociaux ont explosé, à l’image de TikTok et les plus anciens réseaux se sont adaptés, comme Facebook. Une récente enquête de Morning Consult a montré que “les gens aimaient davantage Facebook maintenant qu’il y avait moins d’actualité”.
“La plupart des réseaux sociaux semblent désormais se réfugier en-dehors de l’information, pour devenir des lieux d’accomplissement de soi rétifs à la politique” écrit-il, citant une analyse du New York Times : “Les principales plateformes en ligne sont en train de rompre avec l’information”.
L’auteur parle aussi du problème de l'“enjunkification” d'internet, désignant une dégradation des contenus, à l’image de la “junk food”.
Les commentaires sur l’actualité comme l’information ne vont pas entièrement disparaître pour autant, estime-t-il : simplement, les médias risquent de perdre de leur influence culturelle. Pour John Herrman dans le New Yorker, la campagne présidentielle de 2024 aux États-Unis risque d’être la première sans médias pour façonner les grands récits politiques.
CHAPEAU L’ARTISTE
« Oyez ! Oyez ! Le gouvernement britannique est maintenant sur WhatsApp ! »
Repéré par La Netscouade. Le 22 janvier 2024, le gouvernement britannique a lancé sa chaîne WhatsApp afin de transmettre, une fois par semaine, toutes sortes “d’informations importantes directement sur les téléphones”, citant : l’ouverture de la vaccination contre la grippe, des rappels pour les déclarations de revenus ou encore des annonces sur les aides financières proposées par l’État.
“Les chaînes WhatsApp sont une des fonctionnalités les plus sous-estimées des réseaux sociaux. Lancées en septembre dernier, les “channels” sont un moyen de communication à la forte potentialité - 1 Français sur 3 se connecte chaque jour sur cette app transgénérationnelle - qui permet de publier avec une grande simplicité en bénéficiant de l'audience apportée par les notifications” (La Netscouade)
La vidéo de lancement est un petit bijou d’humour britannique. On y voit Alan Myatt, un homme auréolé de deux records au Guinness Book pour ses performances vocales en tant que crieur public, lancer dans les rues de Londres : “Oyez ! Oyez ! Le gouvernement britannique est maintenant sur WhatsApp !”. Et la chute : “Nous avons dû mettre le crieur public à la retraite mais pour les informations les plus importantes, suivez-nous sur WhatsApp”.
Excellent !
Logis Hotels - Les antipodes
Voilà une campagne qui saisit bien les tensions contradictoires qui traversent le secteur du tourisme. Face à un couple qui raconte, en voix-off, “des vacances de malade”, vécues dans un “complexe hôtelier international”, “musique à fond autour de la piscine” et alimentées de “burger, sushi, pizza”, les images montrent, à l’inverse, les vacances d’un couple dans Logis Hotels : à l’écran défilent les images d’un séjour authentique, familial, sain. Le tout, couronné d’une jolie signature : “Joignez le local à l’agréable.”
Intéressant !
Ikea - “Pour un design accessible, nous continuons de baisser nos prix”
Une campagne d’affichage qui rappelle la promesse d’origine de la marque d’ameublement suédoise : la démocratisation du beau. Pas inintéressant, en période de forte inflation : qui a dit que le “pas cher” devait nécessairement signifier “cheap” ou “moche” ?
DERNIÈRES PARUTIONS
Un essai : Classes figées - comprendre la France empêchée (Agathe Cagé, Flammarion, 2024)
La France n’est plus une société de classes moyennes : elle est devenue une société de “classes figées”. C’est la thèse défendue par l’économiste Agathe Cagé dans son dernier essai.
Tandis qu’une minorité de Français, préservés, ne ressent pas l’impact des crises sociale, économique et écologique, une immense majorité, elle, n’a pas les moyens d’affronter ces crises. « C’est autour de la capacité sociale la plus inégalement répartie que se structure aujourd’hui la société, écrit Agathe Cagé : la possibilité de réagir face aux risques, aux incertitudes et aux crises ».
L’auteure multiplie les exemples : pendant le confinement, l’incapacité de quitter son logement étriqué pour une maison secondaire plus spacieuse ; les livreurs Uber Eats contraints d’attendre la moitié de leur temps de travail qu’une commande ne leur soit adressée ; les étudiants des Hauts-de-France empêchés de suivre leur scolarité dans de bonnes conditions en raison d’une défaillance systémique des transports ferroviaires, etc. « La France des classes figées n’est ni uniforme ni homogène, conclut-elle. Elle partage toutefois une communauté de destin face aux incertitudes, aux crises et à leur récurrence ».
Stimulant !
Un film : Pauvres créatures (Yórgos Lánthimos, 2024)
Entre nominations et récompenses, Pauvres Créatures s'avance comme le succès arty de ce début d'année. Beaucoup a été dit sur la performance d'Emma Stone ou sur la dimension féministe du film. Il est vrai qu'on suit l'émancipation d'une femme sans préjugés gagner son indépendance grâce au savoir (et au sexe). Elle reste cependant une créature inventée et mise en scène par des hommes : pas de règles, pas de poils, pas de maladies vénériennes, un regard d'homme.
Mais le vrai sujet est peut-être ailleurs, dans cet univers baroque fait de décors extravagants et de costumes somptueux. Alors que les images d'IA envahissent nos écrans avec une certaine laideur très “uncanny valley”, Pauvres créatures donne l'impression d'être un film IA comme on aimerait en voir dans les années qui viennent, avec de vrais sujets et une esthétique propre, loin d'une pâle copie du réel trafiqué aux algos. Calés entre l'animé pointu et le live action à la Disney, ces films IA seraient libérés des effets spéciaux coûteux des blockbusters, et proposeraient le parfait équilibre fond/forme pour déclencher la fameuse suspension consentie de l'incrédulité. Ils pourraient aussi offrir les moyens de voir grand à toute une génération de créateurs, même les moins fortunés. Un avatar en vidéo du genre roman graphique, celui-là même qui a explosé les codes de la BD au XXIe siècle.
À voir !
Un podcast : Un catholique face à l’IA (France Inter)
Depuis son apparition dans nos vies, l'IA a été observée sous toutes les coutures, ou presque. Ne manquait plus que la religion : c'est chose faite avec ce podcast de Xavier de La Porte, qui a échangé avec l’un des fondateurs de “Algorithme et espérance”, Etienne de Rocquigny.
L'ingénieur rappelle que les principes d'incertitude de Heisenberg ou le théorème d'incomplétude de Godel montrent qu’il y a des limites à la science, et donc - selon lui - une place pour Dieu. De plus, la science des IA générative suit une logique probabiliste finalement assez pauvre. Cela se retrouve dans les traductions faites par les IA qui ont tendance à aller vers des solutions moyennes, ne faisant preuve d'aucune volonté.
Côtoyer les IA nous oblige à sortir du bavardage (comme le disent les jazzmen), à mieux définir qui nous sommes en tant qu'êtres humains. Pour le penseur religieux, ce qui fait la spécificité de notre fonctionnement tourne autour du libre arbitre et de l'amour. Comment avez-vous pris les grandes décisions de votre vie : selon un modèle probabiliste ?
Enfin, nous savons que nos pensées sont également fortement impactées par nos sens, les data que notre corps transmet au cerveau, quitte à être trompé. Comment une machine peut-elle penser sans corps ? Les fonctions cognitives des machines seraient-elles différentes ? Existerait-il une épigénétique des data ?
Autant de réflexions en suspens qu'on n'est pas forcément impatients de débattre avec une IA …
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excellent Cortex comme toujours