Les marques et l’Europe, le guide Michelin et le D-Day, l’anhédonie, les raisons de l’inaction écologique, la mobilité contrainte des jeunes ruraux, la sur-pression marketing, “The Shitthropocene” de Patagonia et le nouvel opus de Paul Ricoeur sur l’imagination … Elles ont fait (ou pas) l’actualité, voilà la veille des idées de ces dernières semaines.
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MARQUES ET SOCIÉTÉ
Bumble et Apple : bad buzz et “identity brands”
Bumble et Apple, deux « love brands », ont, à quelques jours près, vécu une mésaventure similaire : un bad buzz publicitaire qui en dit peut-être moins sur leurs apparents changements stratégiques que sur ce que nous sommes devenus en tant que consommateurs.
Apple sort un nouvel iPad, avec un processeur créé pour l’IA qui se révèle être si puissant qu’il permet de remplacer tous les instruments de la création humaine dans un objet de 4 mm d’épaisseur. L’allégorie de la presse hydraulique est – maladroitement – choisie pour le film de lancement. Le journal Le Monde parle d’une « interprétation de la destruction créatrice par l’entreprise la plus célèbre de la Silicon Valley ».
Les créatifs du monde entier, premiers clients et défenseurs historiques de la marque, s’insurgent en ligne. Certains croient savoir que Steve Jobs lui-même aurait été choqué par cette version gore des capacités du numérique. Les professionnels de la com soulignent que c’est une campagne faite en interne. Apple s’excuse et retire la campagne.
De son côté, Bumble est une application de rencontres « féministe » - tout le board est composé de femmes, seules elles peuvent faire le premier pas et les profils masculins sont scrupuleusement examinés. 70% des utilisateurs étant des hommes, l’application a cherché à recruter plus de femmes. Elle lance donc une campagne, là encore très maladroite, qui tance gentiment les femmes qui auraient décidé de faire vœu de célibat. Deux accroches ont mis le feu aux poudres : “Faire voeu de célibat n’est pas la réponse” et “Tu n'abandonneras pas les fréquentations et tu ne deviendras pas religieuse”.
Une ligne rouge dans l’engagement féministe semble franchie, les femmes engagées du monde entier, premières clientes et défenseurs historiques de la marque, s’insurgent. Les professionnels de la com indiquent que c’est une campagne faite en interne. Bumble s’excuse et retire la campagne. Bis repetita.
Qu’en conclure ? Le premier point à souligner est que ces marques écoutent leurs communautés. Peut-être un peu trop. L’agence d’étude System1 a testé la campagne Apple auprès des clients et des non-clients de la marque. Contre intuitivement, la campagne surperforme auprès des clients et sous performe chez les non-clients.
“Les propriétaires d'Apple se classent dans les 2 % de publicités technologiques les plus efficaces à long terme de notre base de données, en créant des quantités incroyables de bonheur”
“La publicité pour l'iPad Pro testée auprès de consommateurs qui ne possèdent pas d'appareil Apple obtient la note la plus basse possible en matière d'efficacité créative à long terme. Elle suscite des émotions négatives si intenses”
Si l’objectif était de recruter de nouveaux consommateurs, c’est raté. Mais si l’objectif était d’inciter au renouvellement chez les clients, c’est sans doute moins raté.
Autre observation. Matt Klein, Head Of Culture chez Reddit, s’étonne que des campagnes de publicité puissent provoquer de telles réactions de rage et d’indignation. Son jugement est sans appel : “ceux qui se servent des marques comme élément constitutif de leur identité ont « le cerveau qui se dérègle en cas de dissonance cognitive”. Il souligne qu’on en demande peut-être un peu trop aux marques, et conclut : n’est-ce pas à nous de savoir attribuer le bon rôle aux marques, celui de commodités ?
Les marques et l’Europe
À l’approche des élections européennes du 9 juin, Havas Paris s’est interrogé sur la dimension européenne des entreprises dans le cadre d’une étude intitulée “L’entreprise européenne existe-t-elle ?”, via un sondage réalisé avec Dynata.
À la question, “diriez-vous que les grandes entreprises européennes mettent en avant leur identité européenne ?”, seuls 39% répondent positivement. De fait, c’est l’une des conclusions de l’étude : alors que toutes les marques parlent de local, et que certaines d’entre elles ont développé un récit sur la Nation, aucune marque n’a développé de réel narratif européen.
Invités à citer une “entreprise typiquement européenne”, les sondés répondent d’abord “Je ne sais pas” (26%), puis Airbus (21%). “Airbus, c’est la marque de l’Union, analyse Benoit Lozé, directeur des stratégies Havas Paris. Dans la tête des gens, une entreprise européenne, c’est d’abord une entreprise qui met en commun des savoir-faire de différents pays européens pour construire quelque chose de grand et d’utile”.
Ce qui est encourageant, c’est qu’il semble y avoir une demande de la part des consommateurs : 81% des interrogés estiment que “les entreprises européennes devraient mettre plus en avant leur appartenance à l’Europe dans leur communication”. Alors que depuis la guerre de Sécession, les marques américaines ont activement contribué au récit de “l’American Dream”, et si le grand récit européen était à son tour porté par ses grandes marques ?
Les marques pourraient par ailleurs être fort utiles pour faire comprendre au citoyen-consommateur la complémentarité des champs d’action entre le local, le national et l’européen. Dans ce même sondage, une nette majorité des interrogés estime en effet que l’Europe est un meilleur échelon que la France pour trouver la solution à la crise climatique (76%) et à la maîtrise de l’IA (68%).
Débarquement du 6 juin 1944 : quand Michelin s’en allait en guerre
Alors que l’on célèbre les 70 ans du Débarquement, on découvre dans un superbe article du journal Le Monde le rôle méconnu de l’entreprise Michelin. L’édition 1939 du guide Michelin a joué un rôle crucial pour orienter les alliés lors du D-Day. Washington en avait d’ailleurs édité une copie pour ses officiers, ses 774 grammes s’ajoutant aux 30 kilos d’équipement réglementaire.
“Washington n’a pas choisi le guide 1939 – le dernier publié par la firme clermontoise avant la longue interruption de la guerre – pour le plaisir de tester des étoilés, mais pour la fiabilité et le détail des informations fournies par cette bible du tourisme. Est-ce vraiment anodin, par exemple, de savoir si telle ou telle plage est faite de sable ou de galets ? N’est-ce pas aussi utile de connaître la charge maximale supportée par un pont ? L’emplacement de pompes à essence sur une départementale ? Ou la végétation qui façonne un paysage ? Forêts ou plaines céréalières ?”
“Dans son livre Michelin, 100 ans d’aventures (Flammarion, 1998), l’historien et écrivain américain Herbert Lottman (1927-2014) fait état de cette richesse documentaire : « Tous les repères dont pouvait avoir besoin un soldat pour se diriger y figuraient, comme les distances entre les localités les plus proches, les plans des principales villes situant les bâtiments et les monuments importants – la mairie, la poste et les églises », note l’auteur new-yorkais” (Le Monde)
Décidément, l’engagement des entreprises (et ce que certains ont appelé la “responsabilité géopolitique”) peut prendre des formes très diverses. En finance, on parle d’externalités positives pour évoquer les retombées qui n’étaient pas envisagées au départ. On pourrait l’appliquer ici : qui aurait pu imaginer qu’un guide Michelin aurait facilité le D-Day ?
SIGNAUX FAIBLES
L’avènement de la société de la distraction
Dans "The State of The Culture 2024" (repéré via la newsletter Tech Trash), l’auteur Ted Gioga pressent l’avènement d’une culture post-divertissement : celle de la distraction. Concrètement, après une croissance continue et soutenue, le nombre de productions originales de séries décline (même si, prudence, les scénaristes hollywoodiens viennent de passer une année en grève), et les studios, plateformes de streaming et studios de jeux vidéo licencient massivement.
L’industrie culturelle qui croît le plus rapidement est celle de la distraction, du passe-temps à la perte de temps, jusqu’à la perte de sens. Comme le souligne l’article, ce n’est ni de l’art ni du divertissement, juste une activité incessante. Une “addictivité” qui joue sur le système dopaminergique de l’addiction pour conduire in fine à un état d’anhédonie, d’absence de plaisir, l’antichambre de la dépression.
Au fond, voilà comment résume l’auteur : “le petit poisson de l’Art s’est fait manger par le saumon du Divertissement lui-même englouti par la grosse baleine de la Distraction”. La particularité de cette dernière est d’être assujettie à l’addiction. On apprend par exemple que le projet sous-jacent de TikTok, bien nommé, est de créer des stimuli qui doivent être répétés aussi rapidement que les tics de l’horloge.
“Les Médicis voulaient trouver des Michel-Ange ou des Mozart, les acteurs de la société de la distraction veulent créer un monde de drogués, parce qu’ils ne sont rien de moins que des dealers”
Que faire ? Faut-il intégrer dans la RSE une responsabilité culturelle et établir une ligne rouge entre le bruit et le divertissement ? On notera que la remise récente du rapport de la commission d'experts sur l'impact de l'exposition des jeunes aux écrans préconisait d’interdire l’usage des écrans aux enfants de moins de trois ans.
Netflix et Spotify, nouvelles dépenses contraintes
Une étude du cabinet de conseil BearingPoint, commentée dans le journal Le Monde, montre que les abonnements à des offres culturelles payantes (Netflix, Spotify, presse en ligne) sont devenus incontournables dans les budgets des ménages, jusqu’à acquérir le statut de “dépenses contraintes”, celles dont on ne se désengage pas.
« Pour cette quatrième édition de notre étude, explique Nicolas Reffait, associé chez BearingPoint, on pensait voir les conséquences des tensions de l’inflation sur les achats des ménages. On constate au contraire que ces abonnements ne sont pas une valeur d’arbitrage. Il y a une forte résilience de ces offres, qui structurent désormais le budget loisir des foyers français de façon très ancrée, au même niveau que les dépenses de téléphonie ou d’Internet »
De fait, « dans ce contexte défavorable, le nombre d’abonnements et de types de service détenus se stabilise, l’attachement aux marques ne faiblit pas », note l’analyse. Au total, 63 % des répondants disposent d’au moins une offre à un service de vidéo à la demande (SVOD), les foyers détiennent en moyenne trois abonnements, de deux types, pour un coût mensuel de 45 euros.
Le journal Le Monde a récolté un certain nombre de témoignages qui montrent que, dans les arbitrages effectués lorsque les temps sont difficiles, tout est fait pour maintenir l’abonnement à Netflix (on repousse la mise en route du chauffage, on réduit à la formule la moins chère : un seul écran, qualité standard, etc).
L’étude parle d’une “dépense refuge” :
« Au moment des confinements successifs, ces plates-formes ont pu apparaître aussi importantes que l’alimentation pour continuer à travailler, à s’informer, à avoir des loisirs, remarque également Guénaëlle Gault, directrice générale de l’Observatoire société et consommation. Il y a un avant et un après sur la numérisation des modes de vie. » Elle souligne une autre vertu de ces usages : c’est leur valeur « intégratrice », et notamment pour les plus modestes, dans l’idée de leur permettre de rester, même avec de faibles revenus, dans la « normalité ».
Dans un essai consacré au sentiment de déclassement des milieux populaires, rédigé il y a bientôt vingt ans (Le descenseur social, 2006), Philippe Guibert et Alain Mergier avaient conceptualisé l’idée d’un “panier du sujet”, pour désigner l’ensemble des biens de consommation permettant d’assurer la capacité d’être reconnu comme un individu à part entière dans la société. A l’époque, les auteurs parlaient du téléphone portable et des baskets Nike : nul doute qu’aujourd’hui, ils parleraient de Netflix.
POINTS DE VUE
Les Français et l’inaction écologique (Obope)
Un tout nouveau think tank vient de se lancer, l’Observatoire des Opinions Écologiques (Obope), en se donnant pour mission d’”informer le public et les décideurs et décideuses politiques sur les opinions écologiques de la population, en favorisant une meilleure compréhension de l’évolution des clivages concernant ces thématiques”. En appui de ce lancement, l’Obope a publié un volumineux rapport sur “Les Français et les raisons de l'inaction écologique”, en partenariat avec l’institut de sondage Cluster 17.
Sa question de départ est la suivante : “Comment comprendre plus finement l’écart qui existe entre l’impression d’une conscience généralisée de l’urgence écologique et sa traduction marginale dans la réalité politique et sociale ?” Chiffres à l’appui, le rapport détaille dix raisons de l’inaction climatique, parmi lesquels :
1) Le déni climatique : 22% des Français pensent que les crises environnementales ne menacent pas sérieusement la société, 31% ne font pas confiance aux experts du climat. Plusieurs formes de déni sont exposées : le “déni de gravité”, le “déni temporel”, ou le sentiment d’être protégé car cela n’arrivera pas de son vivant, le “déni géographique” ou le sentiment d’être protégé en raison de son lieu de vie, etc.
2) L’individualisme : un Français sur quatre assume privilégier ses intérêts personnels, quitte à ce que cela se fasse au détriment des autres et de l’environnement
3) L’optimisme : entre un quart et un tiers des Français sont plutôt optimistes sur les perspectives écologiques, soit par la confiance en la technologie, soit parce qu’ils ont confiance en la capacité de l’humanité à s’adapter, justifiant ainsi qu’il est inutile ou non-prioritaire de lutter contre les crises environnementales.
4) Le climate-doomism : 26% des Français pensent qu’ “agir pour empêcher le chaos climatique est dérisoire car c’est déjà trop tard”.
5) Le “dilemme du prisonnier écologique”, défini comme le sentiment que son action est vaine ou trop coûteuse en l’absence d'effort collectif coordonné. Ce sentiment autorise et renforce la passivité.
Une mine d’or à exploiter dans le détail, dans un moment où les marques revoient à la baisse leur ambition sur le sujet.
La France empêchée : la mobilité contrainte des jeunes ruraux (Institut Terram)
L’Institut Terram, un tout nouveau groupe de réflexion dédié aux enjeux des territoires, vient de publier une étude sur la mobilité des jeunes ruraux, en partenariat avec l’association Chemins d’avenir. À partir d’une enquête d’opinion réalisée par l’Ifop, Victor Delage (Institut Terram), Félix Assouly et Salomé Berlioux (Chemins d’avenirs) se sont penchés sur le rapport à la mobilité des jeunes (15 - 29 ans) qui vivent dans des communes “peu denses” et “très peu denses”. Il en ressort un tableau d’une précision inédite, qui fait apparaitre une caractéristique très forte : la distance façonne les destins des jeunes ruraux.
Les jeunes ruraux sont 69 % à dépendre de la voiture quotidiennement (contre 31 % des urbains). Ils estiment être mal desservis par le réseau de bus (53% contre 14% chez les jeunes urbains) et par le train (62% contre 24% des jeunes urbains). Une dépendance à la voiture qui est vécue comme une fragilité : 67 % des jeunes ruraux se disent en risque de perdre leur emploi si leur mode de transport actuel est compromis.
“Ces jeunes sont contraints par la distance pour se rendre en cours, s’engager dans une association, faire les courses, effectuer une démarche administrative, recevoir des soins...” Lorsqu’ils ne peuvent pas parcourir cette distance, ils en viennent à se priver : 49 % des jeunes ruraux déclarent avoir déjà renoncé à la pratique d’activités culturelles en raison de contraintes de déplacement ou de mode de transport (une proportion qui s’élève même à 57% pour les jeunes habitants de territoires très peu denses).
38 % des jeunes ruraux en recherche d’emploi disent avoir déjà renoncé à passer un entretien à cause de difficultés de déplacement. C’est 19 points de plus que leurs homologues urbains (19 %). Une fois en poste, la distance moyenne entre leur lieu de travail et leur domicile continue de peser sur les jeunes ruraux : 45 % d’entre eux ont déjà rencontré des difficultés pour se rendre au travail du fait de l’éloignement ou de problèmes de transport.
Conséquence logique, les frais associés aux déplacements sont plus importants pour les jeunes ruraux : le budget moyen pour les transports d’un jeune rural s’élève à 528 euros par mois versus 307 euros pour les jeunes urbains du même âge. “Un coût qui conduit les jeunes des territoires à renoncer à certaines opportunités professionnelles ou bien à entamer leur reste à vivre”, mentionne le rapport.
Comme le soulignent leurs auteurs, “l’enjeu ne se résume pas à une dialectique entre rester pour toujours et partir sans se retourner. Pour les jeunes ruraux, l’enjeu est avant tout de pouvoir bouger”. Alors que la jeunesse rurale est longtemps demeurée un impensé, à la fois médiatique, politique mais aussi publicitaire, et si les marques de mobilité en faisaient leur cheval de bataille ?
La France vue des supermarchés (Le 1)
C’est la thématique choisie par l’hebdomadaire Le 1, qui y consacre tout un numéro en faisant varier, comme à son habitude, les points de vue. L’écrivain Sylvain Prudhomme s’est installé toute une matinée à la sortie des caisses du magasin U de Raphèle-lès-Arles (Bouches-du-Rhône). Il en conclut : “c’est le poste d’observation le meilleur que j’ai connu depuis longtemps” pour raconter “l’infraordinaire plutôt que l’extraordinaire”.
En mars 2024, le cabinet de conseil George(s) a mené une longue enquête auprès de 24 employés de dix supermarchés de l’enseigne Système U - qu’ils soient aux caisses, au comptoir d’accueil, à la poissonnerie, à la boucherie ou au drive. Avec une évidence qui s’impose : “le supermarché, c’est une France en réduction. Par plaisir ou par obligation, chacun, quels que soient son âge ou ses moyens, y passe (…). Les gens y parlent : entre eux, au téléphone, avec le personnel. Ils y manifestent leur humeur, leurs angoisses. Y préparent parfois des projets, des fêtes, y cherchent des solutions ou des idées. D’ici, tout se voit, tout s’entend”.
La synthèse publiée dans l’hebdomadaire croustille d’éléments très parlants. Dans une France rongée par un pouvoir d’achat restreint, le parcours au supermarché évolue : finie, la consommation détente, faite de déambulation dans les rayons. Les clients se rendent en magasin avec une mission à accomplir, respecter le budget fixé, et font tout pour ne pas s’en laisser distraire. On y rencontre de moins en moins de familles : “Je pense qu’ils évitent d’amener leurs enfants pour ne pas avoir à leur dire non” confie une employée. Le drive, ce n’est pas seulement de la practicité, c’est surtout la certitude de “ne pas dépasser” et de ne vivre “ni l’expérience de la tentation, ni celle de la frustration ou du stress au passage en caisse” :
“Le drive, tac, on voit le montant à droite qui s’affiche et puis, quand on arrive à 100 euros, par exemple : stop. [...] On ne va pas flirter à droite, à gauche pour regarder s’il y a autre chose”
En caisse, la carte de fidélité devient une carte de micro-épargne (on garde quelques euros “en cas de difficultés”), et on demande à l’hôtesse de caisse de “s’arrêter à 30 euros”.
“On va même jusqu’à y adapter son rythme de vie : on fait ses courses en fonction de ces rabais plutôt qu’en fonction de son propre emploi du temps ; on vient en semaine pour profiter des jours où la “carte rapporte plus de points”, ou à l’ouverture du magasin pour ne pas les rater.”
On découvre aussi une vraie demande de sociabilité : “un supermarché, c’est tout à la fois un lieu de passage et une place de village”. Un espace où la conversation s’engage : entre habitués au détour d’un rayon, par-dessus le tapis de caisse ou au comptoir de la poissonnerie. Où l’on est content “d’être reconnu” et de retrouver, à chaque visite, des visages familiers. Les liens qui se nouent entre clients et employés semblent parfois si forts que ces derniers s’en émeuvent, touchés de ce qu’ils représentent, mais interloqués, également. Un employé cite l’exemple d’un client qui lui a offert un paquet de bonbons, “à partager avec vos collègues”. “Sont-ils si seuls que cela pour nous réserver ces gentillesses ?”, s’interroge-t-il.
ACTUALITÉS MÉDIA
La sollicitation des marques : une sur-pression marketing
Lu sur E-commerce mag. Notify, acteur de la relation client en France, a mené une étude pour connaître le ressenti des Français sur la sollicitation des marques. Il en ressort que 56% d’entre eux se disent “beaucoup trop sollicités” par les campagnes marketing des marques en termes de démarchage (seuls 6,1% ne se sentent pas sollicités). Près d’un Français sur trois (32,6%) estime recevoir plus de 15 campagnes par jour (!).
“La perception des tactiques de marketing comme étant intrusives peut sérieusement endommager l'image d'une marque, explique Ous Ouzzani, Directeur général de Notify. Les marques doivent donc faire preuve de prudence et de modération dans la fréquence de leurs communications, en s'assurant que chaque message soit non seulement pertinent mais aussi opportun. Adapter la cadence et le contenu des campagnes en fonction des retours et préférences des clients est essentiel pour maintenir une relation saine.”
L’étude a cherché à connaître le temps accordé à ces campagnes promotionnelles. Si 59,7% des Français estiment passer moins de 5 minutes par jour à les lire, 22,8% prennent entre 5 et 9 minutes par jour, 10,3% y passent entre 10 et 15 minutes et 7,2% plus de 15 minutes. Tout sauf négligeable.
En conséquence de cette surpression marketing, 54,3 % disent se désabonner “régulièrement” des newsletters et push (seuls 5,7 % ne se désabonnent jamais). On découvre, en passant, qu’un tiers seulement des Français (33%) n’ont qu’une boîte mail : la majorité d’entre eux (59,3%) ont entre deux et trois adresses mail.
“Aux Jeux, Streamers”, la douche froide
Le 27 avril dernier, France TV organise « Aux Jeux, Streamers » à La Défense Arena (en écho au programme « Aux Jeux, Citoyens »). Pendant 8 heures, 8 équipes composées d’influenceurs (Domingo, Juju Fitcats, Shayvise, Theobabac…), d’anciennes gloires du sport français et de journalistes du service public s’affrontent au cours de 8 épreuves sportives. Samuel Étienne et ZeratoR sont aux commentaires du live d’abord diffusé sur la chaîne Twitch de ce dernier puis sur la plateforme Slash. L’opération a pour objectif de promouvoir les JO de Paris mais aussi de séduire une population jeune qui déserte un peu plus chaque année le petit écran dans son format originel.
La promesse est alléchante et ambitieuse. Le dénouement, en revanche, se révèle un poil décevant : des tribunes clairsemées, une ambiance un peu fraîche, des scores d’audience culminant à 50 000 spectateurs sur la chaîne Twitch de ZeratoR et à 42 000 sur France TV Slash. L’opération aura attiré un total de 300 000 viewers en direct.
Un mois auparavant, TF1 et Michou avec Danse avec les stars d’Internet avaient réussi à craquer les codes du passage entre plateformes de streaming et télévision linéaire et réalisé des performances de haut vol – 67% de part d’audience sur les 15-34 ans (soit 530 000 téléspectateurs en moyenne) pour la finale diffusée sur TF1 quand Michou enregistrait sur sa chaîne Twitch un pic record à 403 000 viewers en live à l’occasion de la première émission. Mais pour France TV, dont le public compte une très faible portion de 4-24 ans (4,2% pour France 2 et 2,6% pour France 3, dixit Médiamétrie janvier-mars 2024), faire converger anciens et nouveaux médias se révèle beaucoup plus périlleux.
Comme le souligne la journaliste Manon Mariani :
“Il ne suffit pas de mettre des créateurs de contenus dans un bocal, de le secouer et d’espérer que ça cartonne. Les jeunes suivent leurs streamers préférés, pour des personnalités, des contenus qui changent, des propositions WTF, pas pour voir les codes de leurs parents mixés aux leurs. Vouloir faire du contenu pour les jeunes en s’immisçant dans leur culture n’est pas si facile que prévu”.
On n’aurait pas mieux dit !
CHAPEAU L’ARTISTE
Europcar - Le meilleur de l’Europe
Pour fêter son 75e anniversaire, la marque de location de véhicules Europcar a pris la parole en rappelant son ADN : “offrir à nos clients le meilleur de l’Europe, partout dans le monde”. En voix off, on entend :
“ Ponctualité suisse, hospitalité italienne, savoir-faire français, pop anglaise, horaires espagnols, durabilité danoise,
humourfiabilité allemande. Retrouvez le meilleur de l’Europe dans une location de voiture”
Bien sûr, la campagne carbure à plein sur les stéréotypes nationaux, mais ne boudons pas notre plaisir : voilà enfin une marque qui parle d’Europe !
Patagonia - “The Shitthropocene”
“Bienvenue dans l’ère de la camelote”. C’est la dernière prise de parole, très remarquée, de Patagonia. Dans un film documentaire de plus de 45 minutes, la marque propose une exploration anthropologique décalée des habitudes de consommation de l’humanité. Dans son communiqué de presse, elle parle d’un “voyage qui va des origines cellulaires du manque de contrôle de nos impulsions aux façons dont nos systèmes nerveux centraux ont été piratés au nom du capitalisme”.
Dans un humour noir assumé, Patagonia décrit la naissance de ce qu’elle appelle le “Shitthropocene”, à savoir la capacité de l’homme à tout transformer en “merde” (“Shit” en anglais).
Une forme osée, et plutôt réussie !
DERNIÈRES PARUTIONS
Un livre : Paul Ricoeur, L’imagination (Seuil)
Les éditions du Seuil ont récemment publié un ouvrage inédit de Paul Ricoeur, L’imagination, qui correspond à la traduction française d’un cours que le philosophe français a donné en anglais en 1975 à l’Université de Chicago.
Comme l’écrit Jean-Luc Almaric, spécialiste de Ricoeur, il y avait un paradoxe à ce que “la plupart des commentateurs de Ricoeur s’accordent à reconnaître la place tout à fait centrale de l’imagination au sein de son oeuvre”, mais qu’il n’ait pour autant publié aucun livre qui lui soit spécifiquement consacré. Cette absence est désormais corrigée : toute la force de ce texte est de proposer, pendant près de dix-neuf leçons, une théorie générale de l’imagination. Reprenant à son compte la distinction kantienne entre deux formes d’imagination, il relit l’histoire de la philosophie occidentale autour d’une opposition essentielle : tableau (picture) vs fiction.
D’un côté, “l’imagination reproductrice”, qui dérive son contenu de la réalité. Ici, l’imagination est pensée à partir d’une conception de l’image comme reproduction (au sens du “tableau” d’un événement passé, ou de la photo d’un être absent), ce qui fait de l’imagination une forme dégradée de la réalité, voire, comme chez Pascal, une puissance trompeuse, une force aliénante dont il faudrait se départir.
De l’autre, “l’imagination productrice”, que l’on retrouve dans la fiction. Cette fois-ci, l’imagination est « fonction de l’absence » : elle ne reflète pas un élément existant, mais en crée de toute pièce, ce qui lui permet d’ouvrir de nouvelles perspectives sur la réalité.
Le philosophe montre, dans ses quatorze premières leçons, que “la tradition philosophique dominante, d’Aristote à Sartre, nous a livré pour l’essentiel une théorie développée de l’imagination reproductrice, mais qu’elle a généralement manqué, occulté ou marginalisé la question de l’imagination productrice”. Dans ses cinq dernières leçons, Paul Ricoeur pose les jalons d’une théorie de la fiction : l’imagination est définie non plus comme une image mais comme une œuvre, mettant au jour son caractère d’activité. Dans la fiction, l’imagination ne présuppose pas un original, mais elle “construit son propre référent, et ouvre donc de nouvelles possibilités ontologiques qui étaient bloquées par le déjà existant”. “Le génie de l’imagination productrice - du fictionnel - écrit-il, c’est d’ouvrir et de changer la réalité”.
A lire (avec un crayon à la main) !
Un film : Un p’tit truc en plus (Artus)
C’est probablement LE gros succès en salle de l’année : Un p’tit truc en plus, une comédie française réalisée par l’humoriste Artus avec Clovis Cornillac et Alice Belaïdi, vient de dépasser le cap des 5 millions d’entrées. Mais les vraies stars sont sans doute ailleurs : Arnaud, Ludo, Sofian, Mayane Thibaut, Théophile, Boris et Benjamin, onze acteurs en situation de handicap. Le handicap est au coeur du film, qui raconte la cavale d’un père et de son fils qui se retrouvent dans une colonie pour personnes handicapées.
Ce qui a beaucoup frappé les commentateurs, c’est l’importance du coefficient Paris-province (nous en parlions dans la Cortex Newsletter #19) : comme le relève une chronique sur France Inter, le film cartonne partout en France, mais pas dans la capitale. Seules 2% des entrées se sont faites à Paris - si on ajoute la région parisienne, on atteint tout juste les 10%. À titre de comparaison, "Intouchables" avait fait 17% d’entrées à Paris et sa région, et "Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu", 20%. Une déconnexion Paris-province qui n’avait jamais été observée jusqu’à présent pour un tel succès en salle.
C’est tout pour aujourd’hui ! Rendez-vous le mois prochain pour un nouveau numéro de la CORTEX NEWSLETTER.
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