“Démocratie de l’expression”, retour du bibelot, “parkour”, grammaire du progressisme, “idéophème”, goût du Moche … Elles ont fait (ou pas) l’actualité, voilà la veille des idées du mois de mai.
Temps de lecture estimé : 15 minutes
LA FABRIQUE DE L’OPINION
Débattre en temps de pandémie
Depuis un an, la crise sanitaire a mis sous cloche une grande partie de la vie collective. Où va avoir lieu la fabrique de l’opinion dans un contexte aussi inédit ? Un reportage du Monde mené par Luc Bronner s’est penché sur la question :
“La crise a profondément abîmé un pilier essentiel de la vie démocratique : la capacité à discuter, à échanger, à se disputer, ciment de la fraternité à la française. Où se sont donc forgées les opinions dans cette période ? Très peu dans les cafés, beaucoup moins que d’habitude dans les repas de famille, les entreprises, les associations ou à travers les discussions entre amis. Et plus qu’auparavant devant la télévision ou les réseaux sociaux, notamment Facebook ou YouTube, pour les plus jeunes. Les optimistes insisteront sur l’appétit social immense d’une partie de la population après cette année de privation. Les plus pessimistes observeront plutôt les décrochages et les radicalisations. Il faut convenir que les deux existent”
Et si les marques contribuaient à favoriser de nouveaux espaces d’expression et de débat ?
La démocratie de l’expression ou le nouvel âge de l’opinion publique
Dans le dernier hors série de la Revue politique et parlementaire, consacré aux “Nouveaux espaces publics”, Philippe Guibert, ancien directeur du Service d’Information du Gouvernement (SIG) et actuel rédacteur en chef de la revue Medium, se penche sur l’évolution de l’opinion publique - sa formation, sa structuration et sa fonction.
Pour le comprendre, il distingue trois âges. Lors de la première moitié du XIXe siècle, l’opinion publique correspond à celle exprimée dans la presse d’opinion, souvent liée à des partis politiques : c’est la “démocratie de partis”. Avec l’avènement concomitant de l’audiovisuel et de l’institutionnalisation des sondages, vient le temps de la “démocratie du public”, structurée par un “triangle magique” : un système politique, un système médiatique, et les sondages, grands régulateurs du système total. Avec l’arrivée des réseaux sociaux, nous entrerions dans un nouvel âge de l’opinion publique : la “démocratie de l’expression”, dont il résulte “une métamorphose de notre vie démocratie”, caractérisée par trois phénomènes :
1/ La désintermédiation, rendue possible par l’ère digitale. “Nous voici donc dans un monde numérique où, par l’accès généralisé à l’expression visible la parole du quidam peut peser autant que celle du professeur d’université, du journaliste, de l’expert en tout genre”. Pour quels effets médiologiques ?
“L’invention de l’imprimerie avait facilité la diffusion de la Réforme protestante contre l’Eglise et son clergé, par l’accès direct à la Bible traduite en langue vernaculaire ; la radio et le cinéma, médias de masse, ont “produit”, selon Walter Benjamin, le dictateur à l’ère des masses, en même temps que la “star”. Le smartphone, qui permet à chacun d’être vu et de s’exprimer partout, à tout instant, ne serait-il pas l’arme du “populisme” à l’ère de l’individu communautarisé ?”
2/ La “post-vérité”, qui fait référence à des “circonstances où les faits objectifs ont moins d’influence pour modeler l’opinion que l’appel aux émotions et aux vérités personnelles”. Avec une difficulté : “Qui nous mettra d’accord sur les faits, ceux qui sont vérifiables et constituent la base d’une discussion et d’un monde commun ?”
3/ La naissance d’un nouveau “tribunal populaire”, qui voit la “tyrannie de la visibilité” devenir non plus celle d’un pouvoir politique totalitaire sur tout un chacun (comme dans 1984 d’Orwell), mais celle d’une multitude sur les autorités.
"Le smartphone et les plateformes de réseaux sociaux transforment là aussi la fonction de l’opinion publique : il s’agit comme jamais de contribuer activement à la chute personnelle des gouvernants, par la pression mise sur eux. Et le rapport de forces s’inverse, comme les inconvénients : les soupçonnés, à tort ou à raison, de crime ou de complaisance, sont acculés aujourd’hui dans le coin du ring social, sous les coups numériques, pendant que la parole accusatrice rameute et excite la détestation”
Si les marques étaient en arrière plan des deux premiers âges de l’opinion publique, il est certain qu’elles jouent un rôle beaucoup plus actif lors de “la démocratie de l’expression”.
DESIGN
Poétique de l’objet : le retour en grâce du bibelot
On sait au moins depuis Bourdieu que l’aménagement des intérieurs répond à des logiques de distinction sociale. Un article de M, le magazine du Monde se penche sur la récente hype autour des vases, bougeoirs, éventails et autres babioles, dont la valeur n’est plus uniquement décorative : “Ces objets constituent des musées personnels dont le supplément d’âme donne chaleur et sens au foyer, spécialement en période de pandémie”
Les grandes enseignes l’ont bien compris :
“Zara Home propose des assiettes décoratives à exposer sur un socle en métal, un sablier ou des œufs en marbre. Chez Diptyque, la bougie s’accompagne désormais de son piédestal, une stèle en bois tourné, pièce unique signée qui garantit « un effet totem ». BoConcept, enseigne danoise, a récemment lancé une collection nommée Beauté primitive, qui célèbre la pièce en céramique décorative, vases ou coupelles présentés comme des natures mortes”
Plus encore que donner du sens à ce qui nous entoure, le bibelot semble être une façon s’acheter (symboliquement) “une nouvelle vie” à peu de frais.
#Cheapestthing
Glossy s’est penché sur la dernière tendance luxe sur TikTok : des cotons Chanel à 20$ au City Guide Louis Vuitton à 37$, il s’agit d’acheter le produit le moins cher d’une maison de luxe. Le hashtag #Cheapestthing compte plus de 131.000 vues sur TikTok.
Comment comprendre ce succès ? Le Journal du luxe y voit une “néo-appropriation du luxe à l’encontre des codes élitistes de l’industrie”, et note l’effet crucial du packaging :
“Ici, l’emballage est presque aussi important que le bien. Acheter la « chose la moins chère » d’une maison permet donc de profiter d’une expérience d’achat similaire à celle liée à de produits plus onéreux. De quoi mettre en évidence son appartenance à un groupe et renforcer le sentiment communautaire”
La grammaire du progressisme
Le New York Times se penche sur le nouveau langage visuel et graphique des forces de gauche, sous l’impulsion de la campagne victorieuse de Alexandria Ocasio-Cortez en 2018.
“If Donald J. Trump redefined the red hat as a symbol of the right, Ms. Ocasio-Cortez’s slant and her break from the traditional red, white and blue color palette has formed something of a new graphical language for progressivism. Political designers say her logo’s vibe has come to convey insurgency, youth, diversity, liberalism — and winning”
L’article montre combien ces codes (“condensed and bold typeface and its upward-sloping, dialog-box design”) se sont imposés comme LE nouveau standard de campagne engagée, que l’on retrouve chez une multitude d’autres candidats, aux Etats-Unis … comme à l’étranger.
Jusqu’à envahir le langage visuel des marques engagées ? On peut en effet constater une forme de standardisation des codes de l’engagement …
MONDE D’APRÈS
Le juste prix des bonnes choses
Pour Xerfi Canal, le professeur de marketing et philosophe Benoit Heilbrunn revient sur le slogan de Lidl, “Le vrai prix des bonnes choses”, qui lui a permis depuis 2015 de sortir du discount et devenir l’une des trois enseignes les plus fréquentées en France.
Benoit Heilbrunn rappelle que “la question du prix n’est pas seulement économique ; elle est éminemment philosophique”:
“Cette idée de prix juste est un lieu commun de la théologie de Thomas d’Aquin, pour qui le prix juste renvoie à une égalité dans l’échange qui doit obéir à deux règles fondamentales : d’abord le prix doit être raisonnablement profitable pour l’une et l’autre des parties, et d’autre part il faut qu’il le soit aussi pour le bien commun. On comprend pourquoi cette rhétorique du prix juste renvoie à cette injonction qui pèse aujourd’hui sur les marques enivrées de raison d’être : il leur faudrait contribuer à créer une société plus équitable”
Cette réflexion pose la question du prix dans un monde post-COVID. On le sait, la thématique du pouvoir d’achat redevient centrale : s’il y a un “retour du prix”, il se fait dans un monde où les attentes du consommateur ont profondément changé (juste rémunération du producteur, circuit-court, bio, etc.). Dès lors, comment raconter “un prix qui n’est plus qu’un prix” ?
Nouvel activisme environnemental : le parkour pour lutter contre la pollution lumineuse
Pollution lumineuse. Entré en vigueur le 1er juillet 2018, un décret institue une extinction des enseignes et publicités lumineuses de 1 h à 6 h du matin. Ça, c’est la loi … mais la réalité est tout autre. Selon un rapport publié en 2019 par le Conseil général de l’environnement et du développement durable (CGEDD), 90% du territoire français est encore concerné par la pollution lumineuse … Comment y remédier ?
C’est là qu’interviennent les adeptes du parkour. Véritable science du déplacement et de la coordination, cette discipline sportive 100% made in France consiste à arpenter l’espace urbain par des mouvements aussi acrobatiques qu’élégants. De nombreux “traceurs” (l’autre nom des adeptes du parkour) se sont récemment engagés dans des actions « lights off ». De quoi s’agit-il ? La nuit tombée, les traceurs repèrent les interrupteurs des vitrines - des boîtiers de sécurité réservés aux pompiers en cas d’incendie, situés à trois ou quatre mètres du sol. Ils s’élancent et grimpent le long des façades pour les atteindre puis les éteindre, tout simplement.
Filmées puis diffusées sur les réseaux sociaux et vues des milliers de fois, ces opérations peuvent se targuer de sensibiliser autant voire plus qu’un pénible et long discours sur la protection de l’environnement. Thegood.fr y consacre d’ailleurs un bel article :
« Qui eût pensé que le parkour pouvait servir la cause environnementale ? Qui eût pensé qu’un art du déplacement et du franchissement d’obstacles en milieu urbain allait renouveler l’action directe des militants écologiques ? La dimension écologique, couplée au caractère spectaculaire du parkour, produit un certain enthousiasme dont ne bénéficient pas toujours les militants habituels ».
Si l’idée n’a rien de révolutionnaire, la forme est inédite. Et terriblement efficace tant elle dépoussière le concept même d’activisme environnemental …
L’avenir de l’aviation, entre flygskam et huile de cuisson
Un nouveau pas franchi vers la disparition du transport aérien en Suède ? Forbes indique que l’aéroport de Bromma, troisième du pays et destiné principalement aux vols intérieurs, s’apprête à fermer définitivement ses portes. La faute à un trafic en berne : en plus des récentes conséquences de la crise sanitaire, la « flygskam » (« honte de prendre l’avion ») réduisait inexorablement l’affluence de voyageurs d’année en année - essentiellement au profit du train longue distance. Le gouvernement suédois préfère ainsi reconvertir ce site proche de Stockholm à un usage résidentiel.
Cette annonce trouve un écho dans une autre actualité : on lit dans l’ADN que le 18 mai, Air France faisait voler un avion grâce à de … l’huile de cuisson. Plus précisément, la compagnie a affrété un vol Montréal-Paris en incorporant dans les réservoirs, en plus du kérosène, du bio-carburant à hauteur de 16%. Celui-ci est fabriqué par Total en Seine-Maritime et dans sa raffinerie controversée de La Mède, à partir de résidus d’huiles de cuisson usagées et récoltées dans une logique d’économie circulaire. Airbus déclare par ailleurs expérimenter des solutions afin de réaliser, à l’avenir, des vols exclusivement à base de bio-carburant. Pour le gouvernement français, l’enjeu est de développer la filière du SAF (« Sustainable Aviation Fuel ») : actuellement 4x fois plus cher que du kérosène, il devrait néanmoins peser 46% des approvisionnements du secteur aérien en 2050 dans l’optique d’atteindre la neutralité carbone.
Deux visions de l’avenir de la mobilité semblent s’opposer : décroissance vs innovation. Les marques vont bientôt devoir choisir leur camp.
Fusions et acquisitions pour partir à la chasse à l'attention
Le marché des médias va connaître un grand mouvement de consolidation dans les prochains mois. Plusieurs annonces importantes ont eu lieu ces dernières semaines : aux Etats-Unis, la fusion entre Warner Media et Discovery et l’annonce du rachat du studio MGM par Amazon ; en France, l’annonce du projet de fusion entre TF1 et M6.
La puissance des plateformes vidéo, notamment celle de Netflix, a rebattu les cartes du secteur en forçant les acteurs historiques en place à réunir leurs forces pour faire face à cette concurrence de plus en plus forte et de plus en plus globalisée. Certes, la fusion TF1/M6 est très importante sur le plan national mais reste modeste au niveau mondial : en termes de capitalisation boursière TF1 vaut 2 milliards de dollars et M6 2,5 milliards de dollars, quand Discovery et Warner pèsent ensemble 130 mds $.
Plus que jamais, les contenus sont le socle de la croissance des marques médias. Amazon, par exemple, n’a pas cessé d’investir dans des contenus : 11 milliards de dollars en 2020 contre 7,8 milliards de dollars en 2019. L’acquisition du studio hollywoodien doit lui permettre de conquérir de nouveaux abonnés pour son offre de streaming Prime Video. En France, on peut se demander quels seront les impacts de la fusion TF1/M6 sur la valeur des droits d’acquisition et les financements de contenus (production, cinéma, droits sportifs…) …
Sur le plan publicitaire, les rapports de force vont aussi changer, quand on sait que les groupes TF1 et M6 représentent 70% du marché publicitaire TV en France. Il faudra attendre la fin de l’année 2022 pour connaître les décisions de l’Autorité de la concurrence et du Conseil Supérieur de l’Audiovisuel.
NOUVELLES GRILLES DE LECTURE
Quand les mots remplacent les idées
On découvre sur le blog de l’agence Stroïka une réflexion très stimulante sur “la mutation de l’idéologie à l’époque contemporaine”.
“On entend souvent que les idéologies sont mortes. C’est faux : elles se sont simplement fragmentées. Comme son nom l’indique, une idéologie est un système de représentations cohérent, un corpus constitué en règle générale assez conscient de lui-même. Sous cette forme, les idéologies ont bel et bien disparu à la fin du siècle dernier. Pour adopter une forme nouvelle : atomisée, mouvante, insaisissable, et donc difficiles à mettre en échec. Les idéologies se sont encapsulées dans des mots”
Et de proposer un néologisme pour caractériser ce nouvel état de l’idéologie : idéophème (de ἰδέα, « idée », et φήμη, « parole ») :
“Les idéophèmes seraient des mots particuliers, porteurs d’une forte charge idéologique, capables d’altérer les représentations du locuteur sans qu’il en soit conscient, et par-delà, les représentations collectives”
Cette idée n’est pas nouvelle en soi : de Roland Barthes à Oswald Ducrot, toute une génération de linguistes s’est penchée sur le fait que les mots véhiculaient en eux-mêmes des raisonnements, des systèmes de valeurs, des imaginaires … bref, des idéologies. Mais la conclusion qu’en tire l’auteur porte à réfléchir :
“Dans un monde traversé par des idéophèmes, la propagande ne consiste plus à imposer des idées, mais à propager des mots (…). Il faudrait commencer par dresser une liste des idéophèmes en circulation pour ensuite chercher à développer, au plus vite, une immunité collective”
La France périphérique, un mythe à oublier
Depuis la publication en 2014 du livre du géographe Christophe Guilluy, “La France périphérique : comment on a sacrifié les classes populaires”, la chose est entendue : les principaux maux Français viendraient de sa fracture territoriale, les bobos se concentrant dans des Métropoles prospères tandis que les classes populaires sont progressivement reléguées dans une “France périphérique” en déclin car abandonnée par l’État.
“Pour une gauche française en panne d'idées et qui a cessé depuis longtemps de travailler, c'est une aubaine, relève Les Échos. Voici en effet une grille d'analyse livrée clés en main et qui, peu ou prou, va traverser toutes ces années sans vraiment être discutée. Plus grave, ce pseudo-modèle acquiert même le statut de sujet politique de premier ordre, présent à chaque élection majeure.”
La parution récente d’un livre de Laurent Davezies (“L'Etat a toujours soutenu ses territoires”, Seuil) vient démontrer combien ce schéma relève de la fiction. Il mobilise trois arguments puissants :
1/ Les plus grandes fractures sociales ne sont nullement le fait d'une France binaire, mais se déploient majoritairement au sein des zones urbaines - ces dernières concentrant 2/3 des ménages vivant sous le seuil de pauvreté.
2/ Contrairement à la fiction de l’abandon par l’Etat de ces territoires, Laurent Davezies montre que dans les 9.800 communes où Marine Le Pen a obtenu plus de 50 % des voix au second tour de l'élection présidentielle, l’Etat reste très présent : les emplois publics (+12 %) y ont progressé plus vite que dans le reste de la France. Et dans les 1.640 bassins de vie considérés comme les plus en difficulté, la dotation globale de fonctionnement par habitant est en 2019 de 36 % supérieure à la moyenne nationale.
3/ Le mouvement de concentration urbain, loin de laisser au bord de la route les zones périurbaines ou rurales, leur a au contraire largement été favorable. “Toutes les études montrent que l'enrichissement de la métropole profite largement aux territoires qui l'entourent”
La conclusion de l’auteur interroge la responsabilité des entreprises à l’égard du développement des territoires : “Si abandon il y a à l'égard de ces territoires, il ne vient pas de l'Etat, mais des entreprises”
La fabrique de l’individu tyran
Dans une excellente interview accordée à l’ADN, le philosophe Eric Sadin s’intéresse aux transformations causées par le digital sur le vivre-ensemble :
“Il y a eu un télescopage historique troublant, bien que non concerté, entre cette expérience de dépossession de soi et l’essor des technologies personnelles numériques. Telle est la thèse centrale de mon essai : si le smartphone et Facebook ont si bien « accroché », c’est que leurs propositions faisaient écho à la perte de notre pouvoir d’agir. Ces technologies nous ont donné le sentiment de pouvoir reconquérir notre autonomie, en étant plus au fait des choses, plus mobiles, plus réactifs. Et ainsi de s'ériger comme l’autoentrepreneur de nos vies. Une doxa s’est formée dans les années 2000 nous promettant un horizon lumineux par l’usage individuel des technologies numériques. Le cœur de cette idéologie de l'entrepreneuriat de soi, adossé à une série d’innovations « disruptives », s'est cristallisé autour du mythe de la « startup »”
À “l’âge de l’accès” (selon la formule de Jeremy Rifkin) succèderait “l’âge de l’excès”, caractérisé par une “enflure”, une “saturation de soi”, qui entraine une “atomisation des croyances” :
“Chacun se forgeant dorénavant ses propres récits, qui se trouvent rabattus à ses propres souffrances vécues, et parfois jusqu’à celles endurées par ses parents ou grands-parents. C’est le signe patent d’une déliaison, peut-être définitive, entre un nombre sans cesse croissant d’individus et un ordre politique, économique, mais aussi médiatique, depuis si longtemps en place, et dont on estime, à tort ou à raison, qu’il n’a cessé de léser le plus grand nombre”
NEW DEAL
Quand les raisons d’être sonnent creux
Deux ans après le vote de la loi Pacte, une tribune publiée dans Les Echos regrette que les raisons d’être n’aient pas eu un rôle aussi moteur qu’espéré.
“Elles sont en grande majorité élaborées sur des expressions généralistes récurrentes : "construire l’avenir", "monde meilleur", "pour tous", "ensemble", "générations futures"…
40 % contiennent le mot "durable" selon une étude de Comfluence !Mais à quoi cela sert-il si rien ne bouge ? Ces expressions ne sont pas que creuses… Elles sont aussi souvent exemptes de vocation transformative. Dans la majorité des cas, les entreprises se contentent d’une description factuelle de leur activité”
La question centrale de l’époque reste la suivante : comment éviter le purpose-washing, y compris dans les mots ?
“La nouvelle donne de l'engagement des jeunes générations en entreprise”
L'Edhec NewGen Talent et BearingPoint ont publié une étude qui s’intéresse aux leviers de motivation des jeunes salariés dans les entreprises. Changement d’époque : le prestige de l'entreprise est l'élément le moins retenu comme moteur d'engagement, avec seulement 21 % des répondants le classant comme très important (9% seulement pour les ingénieurs). La raison d’être, quant à elle, s’impose comme un important levier d’action de l’engagement des jeunes salariés :
- Pour 85% des répondants, la raison d’être d’une entreprise les inciterait à rejoindre une entreprise
- Pour 81% des répondants, la raison d’être d’une entreprise pourrait être le moteur de leur engagement dans l’entreprise
- 40% des répondants trouveraient « complètement » engageant qu’une partie de leur rémunération soit liée à l’atteinte des objectifs extra financiers de l’entreprise dans le cadre de sa raison d’être .
Du côté de l’entreprise, quelles seraient les mesures les plus engageantes liées à la mise en oeuvre de la raison d’être ? L’étude en distingue trois :
#1 - Le développement des compétences des collaborateurs sur les enjeux sociaux, sociétaux et environnementaux,
#2 - La possibilité donnée aux collaborateurs de s’investir sur le temps de travail, mais en dehors du périmètre du poste, dans une activité liée à la raison d’être de l’entreprise,
#3 - La mention dans les fiches de poste des objectifs des collaborateurs liés à la raison d’être de l’entreprise.
DERNIÈRES PARUTIONS
Un essai : “Le Goût du Moche” (Alice Pfeiffer, Flammarion)
“Le beau n’a qu’un type, la laideur en a mille” écrivait Victor Hugo. Dans un ouvrage très stimulant, la journaliste de mode Alice Pfeiffer réalise une enquête esthétique et sociologique qui nous invite à nous méfier de notre obsession pour le beau, parfois si fade. Elle questionne notre rapport non pas au laid (l’envers du beau, doté de valeurs transcendentales et puissantes), mais au moche - “vilain petit canard de l’esthétique”. Elle a accordé un entretien passionnant à Urbania :
“Aimer le moche peut être considéré comme une dénonciation et une rébellion contre le système qui l’a érigé comme moche : nous voilà contraints à nous demander à quoi et à qui sert cette marginalisation ? Le vulgaire n’est-il pas la mise en exercice silencieuse d’un classisme et d’un contrôle des sexualités féminines ? Le dégueulasse n’est-il pas une réaction contre une culture hygiéniste ? Le beau est donc une matrice de pouvoir et de domination prouvant la dimension politique et hégémonique de l’esthétique. Aimer le moche, c’est revendiquer la marge, l’extérieur, la frange, et tout ce qu’on ne se sait pas nommer”
Des Crocs au puzzle, du tricot à la couture, le ringard redevient tendance. Le stigmate peut même s’inverser, comme le “string qui dépasse” :
“Le sexy dit vulgaire rejoint un féminisme pro-sexe. Il est retourné comme une marque d’empowerment et de récupération fière de sa propre sexualité, et non un assujettissement passif au désir masculin”
Alice Pfeiffer décrit comment le moche est devenu une nouvelle marque de distinction sociale :
“Le goût du moche” peut autant être lu comme un geste antisystème refusant la tyrannie politique du beau, que comme l’activation d’un privilège uniquement par et pour des personnes appartenant à ce système qu’ils prétendent démonter. Autrement dit, si je peux dire haut et fort aimer le moche, c’est que quelque part je n’ai pas peur de recevoir et souffrir de stigmates comme « bof » ou « plouc ».
Une série : “It’s a sin” (Canal +)
Alors que le gouvernement vient de lancer sa nouvelle campagne contre les discriminations et violences subies par les personnes LGBT+ : « Face à l’intolérance, à nous de faire la différence », comment ne pas s’arrêter sur cette excellente série diffusée récemment diffusée sur Canal+ : It’ a sin, qui revient sur les ravages de l’épidémie de Sida dans les années 80.
Un témoignage sans concession sur les années sida, tant sur l’intolérance sociétale que sur le « traitement » réservé aux malades. Mais c’est aussi une vibrante ode à la vie que nous font partager ce groupe de jeunes gens aux origines diverses, mais qui tous découvrent l’indépendance, la liberté, la soif de vivre le rêve de leurs 20 ans dans ce London des années 80. Le tout porté par une bande son incroyable … à voir !
Un documentaire : “Le pouvoir du design” (ARTE)
Le design a longtemps été le bras armé du capitalisme : en définissant de nouvelles tendances qui alimentent la consommation de masse, ou en créant de nouvelles normes esthétiques sans beaucoup se soucier des ressources engagées.
Un documentaire ARTE s’intéresse à cette “nouvelle génération de penseurs et de designers, consciente de la destruction de l’environnement et du changement climatique”, qui s’attache à définir un design plus vertueux.
On s’émerveille devant le génie humain : à Helsinki, la designer allemande Julia Lohmann, utilise les propriétés des algues pour créer des structures monumentales et des vêtements teints à l’aide de colorants bio. À Londres, Anab Jain et Jon Ardern mettent au point des installations futuristes suscitant la réflexion sur d'éventuelles pénuries alimentaires qu'engendreraient des conditions climatiques perturbées.
C’est tout pour aujourd’hui ! Rendez-vous le mois prochain pour un prochain numéro de la CORTEX NEWSLETTER.