Utopies, politique du mème, explosion des vegan hostels, les réseaux sociaux comme tour de Babel, effacement des relations sexuelles régulières, algospeak, la fabrique des solitaires … elles ont fait (ou pas) l’actualité, voilà la veille des idées du mois de mai 2022.
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L’Observatoire des perspectives utopiques
En 2019, l’ObSoCo lançait son Observatoire des perspectives utopiques afin de cerner quel était l’avenir désirable des Français : quels contours donnaient-ils à leur société idéale ? Trois ans et une pandémie mondiale plus tard, l’ObSoCo a renouvelé son enquête, et en publie les résultats dans un rapport d’une rare densité. On ne peut qu’inviter le lecteur à le lire dans son intégralité (il est en libre accès) : en attendant, nous avons sélectionné quelques enseignements qui nous ont frappés.
Les utopies : du système à l’hybridation
En 2019, l’ObSoCo distinguait trois “systèmes utopiques”, à savoir trois modèles de société. En trois ans, la répartition des grandes masses n’a pas évolué : utopie écologique (51%, =), utopie identitaire-sécuritaire (39%, +1pts), utopie techno-libérale (10%, -1pts).
Nouveauté, l’ObSoCO note cette fois-ci une porosité importante entre ces trois systèmes utopiques : “Ils ne fédèrent pas autour d’eux des partisans exclusifs s’opposant autour de visions du monde tranches et étanches les unes aux autres. Autrement dit, la préférence pour un système, n’interdit pas d’adhérer à un autre ou, à tout le moins, à certaines des dimensions qui le caractérisent”. Ce sont en fait 6 profils de Français, qui émergent de leur enquête, “brodant leurs imaginaires autour de ces trois systèmes”.
À noter le mélange détonnant de l’utopie sécuritaire et l’utopie écologique que l’on retrouve chez deux profils, les “identitaires écologiques” et les “modérés sécuritaires”. L’hybridation politique majoritaire à venir ?
Le système politique idéal : référendum vs experts ?
Le système politique qui se classe en tête des préférences des Français est « un système où les décisions sont prises à l’issue de référendums recueillant la volonté de la population » (à 64 %, soit une progression de 12pts par rapport à 2019).
Malaise démocratique : l’ObSoCo note que “le système politique qui se classe en dernier est celui qui se rapproche le plus du nôtre : « un système où les décisions sont prises par des professionnels de la politique élus », qui rassemble 17 % des suffrages en cumul des deux choix”
Résultat étonnant : la proposition d’« un système où les décisions sont prises par des experts neutres (scientifiques, intellectuels, spécialistes…) », à 39 %, progresse de 2 points. Ce système politique rassemble une majorité parmi les 18-24 ans (52 % vs 31 % chez les 65-75 ans) et les très diplômés.
RIRE ET SOURIRE
Dans une de ces introductions poétiques qu’il affectionne, Augustin Trapenard rappelait l’anecdote suivante : à la mort de son père, Freud s’est mis à consigner dans un petit carnet des blagues, des histoires drôles, des bons mots … bref, tout ce qui l’a fait marrer dans sa vie.
“C’est un travail de deuil. Une façon de répondre à la douleur, à la honte, à la culpabilité. C’est aussi une réponse à toutes les humiliations que son père a vécu. C’est une manière, aussi, de s’approprier la parole perdue de sa famille, de la revendiquer, de s’inscrire dans une tradition, de la perpétuer. C’est une anecdote que j’aime bien, parce qu’elle montre que le rire a des vertus insoupçonnées. Ce n’est pas qu’un plaisir immédiat, c’est beaucoup plus que ça. Surtout lorsqu’apparemment, on n’en a pas le droit”
Ziggy - La République des chats
En pleine campagne présidentielle, la marque d’alimentation pour chats Ziggy a décidé de détourner quelques uns des slogans politiques les plus connus pour tenter de faire émerger le sujet du bien-être animal. Selon une étude Ifop pour la Fondation 30 millions d'amis, 69% des Français estiment que "le bien-être animal est un enjeu important qui devrait être abordé par les candidats au même titre que l’écologie, la sécurité, l’économie ou le pouvoir d’achat".
La marque a poussé l’exercice jusqu’au bout, et propose carrément un “programme félinentiel” : parmi les détournements loufoques, on peut lire “Ensemble, faisons ronronner la France”, “L’avenir appartient à ceux qui se lèchent tôt”, “L’accès aux soins pour tous et la retraite à taux plein de croquettes” … Cette campagne a au moins la vertu de rappeler que Marine Le Pen n’a pas le monopole des chats !
Et Kodak inventa le sourire
Sociologue du corps, David Le Breton a consacré des travaux très stimulants sur des thèmes aussi divers que la marche, le vélo, le risque, le tatouage, la peau, la voix, les saveurs. Dans son dernier livre (Sourire. Une anthropologie de l’énigmatique), l’universitaire s’est penché sur le sourire. Pour lui, le sourire est profondément énigmatique, dans la mesure où sa polysémie est infinie - il peut tout à la fois être “béat, angélique, épanoui, embarrassé, pincé, désabusé, railleur, carnassier, dédaigneux, narquois, méchant, assassin…”.
Dans un long papier de Libération consacré à son livre, on comprend que ce qui a intéressé David Le Breton, c’est l’évolution des formes du sourire, “depuis les premières photographies posées, où primaient la noblesse du port et l’austérité des visages, jusqu’aux selfies, tous souriants, rigolards et rigolos”. Et de rappeler que la coutume de dire cheese devant l’objectif est très largement une conséquence du marketing :
“Dans les années 20, en effet, la publicité américaine se centre moins sur le produit et ses usages que sur l’idée de sa nécessaire séduction», et fait donc en sorte que «le sourire épanoui des personnages des affiches publicitaires» dise la «jubilation de l’achat et incite les clients à la confiance». Par contagion ou imitation (sinon grâce aux avancées des soins dentaires), tout le monde se déride dès lors devant l’objectif, «marque ostensiblement son agrément à être photographié», et se plaît à donner «une image de soi propice» – tendance fortement influencée par la firme Kodak, qui transforme en profondeur et les appareils photos à bas coût et les usages de la photographie amateur”
C’est aussi à ça qu’on reconnait l’influence des marques : leur capacité à changer nos habitudes corporelles les plus intimes …
Politique du mème
Dans Est-ce que tu mèmes ? De la parodie à la pandémie numérique, le sémiologue François Jost s’est penché sur un objet très répandu sur les réseaux sociaux mais encore peu étudié d’un point de vue universitaire : les mèmes.
Première raison de son intérêt : sa formidable créativité plastique. “J’apprécie cette idée de persistance dans la modification, qui est propre aux mèmes. Un thème, une image de départ va donner lieu à d’innombrables variations, renversements, imitations, et il y a une forme de plaisir addictif à suivre le fil de cette continuité au travers de ce qui se transforme sans cesse”
Comme il le notait sur France Culture, “le plus souvent les memes sont faits pour nous faire rire, sourire ou juste souffler du nez. Mais il existe des memes plus sérieux, pouvant être critiques ou dénonciateurs (…). Si étonnant cela puisse paraître, les memes font désormais partie intégrante du soft-power des nations, qui n’hésitent pas à se livrer de véritable guerres mémiques sur les réseaux sociaux ou à les utiliser à des fins diplomatiques”
Dans Le Monde, l’auteur pointe les différentes fonctions du mème :
“Par de subtiles modifications, la même image peut passer d’un registre ludique à quelque chose d’extrêmement sérieux, sombre. Le mème permet de former des communautés, de resserrer les liens entre les gens qui ont les mêmes intérêts, les mêmes idées. Ça peut donc tout aussi bien servir à s’amuser qu’à soutenir la propagande ou la contestation du pouvoir en place, comme à Cuba, par exemple, où les mèmes ont permis de diffuser l’idée que les dirigeants étaient corrompus. De plus, c’est une grammaire codée, bénéficiant d’un certain anonymat, qui peut avoir un véritable intérêt pour contourner la censure dans les pays totalitaires”
“Vous allez enfin pouvoir réaliser votre deuxième plus grand rêve”
Un petit bijou, cette campagne Honda : à l’opposé des DREAM BIG à l’américaine, la marque invite tous ceux qui s’acharnent laborieusement à réaliser leur plus grand rêve à plutôt se reporter … sur leur second (en l’occurence ici, acheter une Honda). Malin !
UN MONDE NOUVEAU
Opinion studies
Dans AOC Media, la philosophe Joëlle Zask s’est penchée sur le pouvoir de l’opinion publique, en rappelant une loi universelle en démocratie : “ce ne sont pas les gouvernants qui font l’opinion, mais au contraire : c’est l’opinion publique qui fait les gouvernants”. Si les candidats à la présidentielle ont tous plus ou moins “verdi” leur programme, c’est d’abord et avant tout parce qu’ils ont “pris le train de l’opinion qui s’était mis en route il y a longtemps et dont le nombre de wagons a tellement augmenté qu’il est devenu inévitable de le croiser” :
“Je voudrais avancer l’hypothèse qu’en infléchissant leurs positions en faveur d’une nouvelle considération portée à la crise climatique, les candidats n’ont fait que suivre la loi universelle qui veut que la virtuosité des dirigeants politiques consiste non à dominer, à faire preuve d’inventivité politique, à créer avec « art » de nouvelles institutions, mais parfois à deviner, à simplement entendre, ce que pensent, veulent, visent les citoyens dans leur majorité et à s’aligner en leur envoyant des signes, ténus ou explicites, de pure et simple allégeance”
D’où une réflexion très intéressante sur le rôle politique de l’opinion publique :
“Le problème qui se pose en démocratie n’est donc pas de sélectionner tel dirigeant parmi d’autres au cours d’une compétition dont l’enjeu serait la simple conquête du pouvoir. Il est de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour maintenir un degré de conscience de l’opinion si élevé que le risque que nos institutions s’effondrent et que notre régime soit miné, soit levé”
“Tocqueville l’avait déjà bien observé : plus les individus se défient les uns des autres, plus ils s’isolent et se replient sur eux, plus ils en viennent à penser et vouloir la même chose, faute de cette fertilisation de l’intelligence et de l’imagination qui vient du commerce que les humains ont entre eux, de leur vie sociale ordinaire, de l’amitié qu’ils se portent, de leurs conversations en face-à-face. Ici et maintenant, en France, on peut dire que l’électorat des extrêmes droites est moins un courant d’opinion issu d’interactions, qu’un agrégat de ressentis relativement uniformes malgré la diversité de ceux qui les éprouvent”
Le débat sur les politiques est le même pour les marques : quelle doit être la place du projet de marque, et quelle doit être la part d’écoute de ses publics pour adapter ses produits et services ?
Renault - ElectriCity
Sur un fond musical trompeur (Space Oddity de David Bowie), Renault promeut la création dans les Hauts-de-France d’ElectriCity, “le centre de production de véhicules électriques le plus important et compétitif d’Europe”.
Le spot publicitaire boucle sur une promesse qui sonne bon le renouveau productif que tous les candidats à la présidentielle se sont efforcés de pouvoir ces dernières semaines:
Notre défi n’est pas l’espace.
C’est ici, en France
Renault localise sa production
D’ici 2025, nos véhicules électriques seront tous produits en France dans nos manufactures ElectriCity de Douai, Maubeuge et Ruitz
Un tournant dans la façon de vendre la voiture : Renault entre en politique ! On ne parle guère ni des performances techniques de la voiture, ni du conducteur, ni de la conduite, mais bien de son lieu de production #madeinFrace
Le voyage vegan, nouvelle corde à l’arc du tourisme responsable
Le Figaro a consacré une enquête à une nouvelle tendance du tourisme responsable : la multiplication des hôtels et des séjours organisés bannissant les produits d'origine animale. Nous vous en parlions lors de notre précédente newsletter, qui recensait la parution de l’excellent ouvrage “Le véganisme, une idéologie du XXIe siècle” : le véganisme est un mode de vie plus global qui inclut le refus de consommer un service ou un produit (vêtements, cosmétiques, mobilier…) provenant de l'exploitation animale. Ce qui a des conséquences très concrètes pour un hôtel :
“Pour satisfaire les adeptes de cet art de vivre, un établissement se doit alors de bannir tout mobilier en cuir, les oreillers ou couettes de plumes, le linge de lit en soie ou encore les produits d'hygiène testés sur des animaux”
“À Londres, le Hilton Bankside propose quant à lui une suite végétalienne avec un sol en bambou, des coussins en cuir de feuilles d'ananas, des rembourrages d'oreiller à base de sarrasin et de millet, ainsi que des collations de minibar dites « éthiques ». Proposée à partir de 630 euros la nuit, c'est l'une des chambres, avec la Penthouse Suite, affichant le plus fort taux d'occupation à l'année. L'engouement serait donc bien présent”
Interrogée par Le Figaro, Déborah Sitbon, fondatrice de l'agence de conseil No Time to Waste, explique que “les restaurateurs et les hôteliers ont compris que c'était une erreur de mettre les végétariens ou les végétaliens à part”.
“Le secteur des matériaux alternatifs va être très porteur dans les prochaines années : des cuirs avec du marc de raisin, de la cellulose de pomme, des feuilles d'ananas…”
TROUBLE IN TECH
Elon Musk rachète Twitter : vers un changement de modèle économique ?
C’est LA nouvelle qui a secoué le monde économique ce mois-ci : le patron de Tesla rachète Twitter pour 44 milliards de dollars. Ses motivations soulèvent des interrogations, comme le souligne Le Monde :
“Comme souvent avec Elon Musk, cette offre d’achat est tout aussi politique qu’économique. « Il est très important qu’il y ait une arène ouverte pour la liberté d’expression », a-t-il justifié jeudi, lors d’une conférence TedTalk, ajoutant que les règles de modération d’un réseau devraient se limiter aux lois de chaque pays. Historiquement considéré comme un libertarien, Elon Musk a graduellement multiplié les signes de soutien plus ou moins discrets à Donald Trump (…). La prise de contrôle de Twitter augure-t-elle d’un duel de la plus pure forme entre un multimilliardaire libertarien et des Etats soucieux de fixer des limites ?”
Dans L’Express, Nicolas Bordas s’attend à ce que le modèle économique de Twitter change en profondeur :
“Elon Musk s'est beaucoup prononcé en faveur de la nécessité de garantir une liberté d'expression totale sur Twitter. C'est une posture très politique qui est antinomique avec le modèle économique actuel de Twitter. Le réseau social est en effet quasiment exclusivement financé par la publicité. Or les annonceurs, eux, veulent travailler avec des plateformes où les contenus sont mieux régulés (…). Il prévoit probablement de basculer vers un modèle où Twitter sera de plus en plus financé par ses propres utilisateurs, au moyen d'abonnements”
Pour stopper la fuite de ses abonnés, Netflix imagine introduire de la publicité
-200 000 en un trimestre : pour la première fois en dix ans, la plateforme a annoncé perdre des abonnés. Bien sûr, la guerre en Ukraine y joue pour beaucoup (sa fermeture en Russie l’a contrainte à supprimer 700 000 comptes), mais il n’empêche : son golden age semble se terminer.
“L’effet boom avec les confinements est retombé” estime Capucine Cousin, autrice de Netflix & Cie : les coulisses d’une (r)évolution. “On ressort, les gens ont moins le temps, profitent de la vie à l’extérieur, et on a donc moins besoin de divertissement à domicile”
(Le Parisien)
Parmi les pistes pour réinventer son modèle, Netflix envisage proposer un abonnement moins cher mais avec de la publicité, comme l’a déclaré son CEO Reed Hastings :
“Ceux qui suivent Netflix depuis longtemps savent que je me suis toujours opposé à la complexité de la publicité, et je suis très fan de la simplicité de l’abonnement. Mais aussi fan que je puisse être, je suis encore plus partisan de laisser le choix aux consommateurs. Certains sont plus tolérants envers les pubs et veulent payer moins cher : leur permettre d’obtenir ce qu’ils veulent aurait beaucoup de sens”
Un choix loin d’être évident, comme l’explique Les Échos, qui note qu’en la matière Netflix casserait “un dogme fondateur” :
« Il est difficile de ne pas penser au discours du groupe sur la façon dont la publicité obligeait les créateurs à mettre des moments de suspense ['cliffhangers'] avant les coupures ». Autrement dit à l'aspect contre-nature de la publicité pour un Netflix mettant l'accent sur le « binge-watching », qu'il a popularisé, et la liberté des formats. Mettre de la publicité n'est pas une décision légère - d'autant que les coupures accentuent les taux de désabonnement.
Les réseaux sociaux, tour de Babel ?
Dans un long article pour The Atlantic, Jonathan Haidt fait appel à la mythologie biblique et au récit de la chute de la tour de Babel pour relever les troublants indices de la chute immédiate de nos démocraties et de notre civilisation, ces dix dernières années.
“The story of Babel is the best metaphor I have found for what happened to America in the 2010s, and for the fractured country we now inhabit. Something went terribly wrong, very suddenly. We are disoriented, unable to speak the same language or recognize the same truth. We are cut off from one another and from the past (…).
It’s been clear for quite a while now that red America and blue America are becoming like two different countries claiming the same territory, with two different versions of the Constitution, economics, and American history. But Babel is not a story about tribalism; it’s a story about the fragmentation of everything”
Si l'histoire n'a qu'une direction, rappelle l’auteur, c'est la coopération entre ses acteurs, à une échelle que chaque révolution technologique accroit, qui lui permet d’enclencher la vitesse supérieure.
Le rôle qu'a joué le Social Media dans le printemps Arabe en 2010 et dans le mouvement Occupy Wall Street de 2011 nous a donné l'agréable illusion de l'embrayage d'une vitesse : l'avènement d'une humanité habitant et protégeant sa maison commune (l’auteur parle d’un “techno-democratic optimism”).
“Myspace, Friendster, and Facebook made it easy to connect with friends and strangers to talk about common interests, for free, and at a scale never before imaginable (…). In the first decade of the new century, social media was widely believed to be a boon to democracy. What dictator could impose his will on an interconnected citizenry? What regime could build a wall to keep out the internet?”
En 2011, Google Translate devient disponible sur tous les smartphones - donnant le sentiment que l’utopie d’un seul et même peuple humain unifié était possible. Une illusion.
L'auteur rappelle les trois impératifs pour cimenter une société :
1) Un capital social (des réseaux "sociaux" dans lesquels on peut avoir une confiance maximale : familles, amis, collègues etc.)
2) Des institutions fortes
3) Des récits partagés.
Autant d'éléments portés disparus en moins d’une dizaine d'années.
Les réseaux sociaux ont une énorme part de responsabilité. Ils sont surtout responsables de nous avoir encouragé à préférer cultiver notre propre jardin et critiquer celui du voisin tout en nous donnant l'impression superficielle de nourrir nos relations. Responsables aussi de préférer impressionner (quand on ne les critique pas) nos relations à travers nos exploits intagrammés plutôt que de réellement renforcer nos liens avec les autres, comme peut le faire un bon vieux simple coup de téléphone privé entre deux personnes.
L'article revient longuement sur les innovations "techniques" : like, share, retweet etc. qui ont pavé la route de la modification comportementale la plus rapide qu'a jamais connu l'humanité. L’auteur nous livre la pensée d'un ingénieur de chez Twitter après avoir implémenté un de ces outils : "We might have just handed a 4-year-old a loaded weapon.”
Nous sommes collectivement devenus la version la plus morale de nous-même, celle qui s'indigne par défaut. Un solvant prêt à dissoudre à coup de retweet toutes les institutions qui malgré leurs imperfections empêchent une société de se fragmenter : politique, éducative, sanitaire etc.
A la fin, c'est toujours la minorité tyrannique (largement non représentative de la population, cela va s'en dire) qui gagne et qui impose le silence à une majorité qui a peur de faire un crime de lèse-majesté en faisant preuve de modération - ou pire, des efforts de compromis.
L'article aborde encore maints autres aspects. S'il ne se termine pas sur une note optimiste, il nous invite à pratiquer "the art of association throughout society". Plutôt que de blâmer les institutions et les géants de la tech, il nous invite à nous transformer, - nous, déjà - et à ouvrir davantage les portes des communautés auxquelles on est si fiers d'appartenir et enclin à défendre.
SIGNAUX FAIBLES
Arnaques en série
Sur Disney +, “The Dropout” a effectué une sortie remarquée : la série est consacrée au scandale de la compagnie de biotechnologie Theranos, et de sa fondatrice Elizabeth Holmes, qui a arnaqué des dizaines d’investisseurs en faisant miroiter technologie médicale qu’elle n’a jamais réussi à prototyper.
Pour le Journal du Dimanche, “The Dropout” illustre une nouvelle tendance dans les narrations sérielles : des récits inspirés de vrais et coûteux scandales, ou d’arnaques.
“Après WeCrashed (Apple TV+) sur le fiasco WeWork et Inventing Anna (Netflix) sur la fausse héritière qui a arnaqué le Tout-New-York, et en attendant Super Pumped - The Battle for Uber (prochainement sur Canal+) (…), ces miniséries jouent avec un plaisir presque sadique à voir ces personnalités extravagantes soutirer des sommes gigantesques à des cols blancs condescendants”
Un signal faible intéressant, au moins à double titre : le goût toujours plus prononcé pour les fictions “inspirées d’histoires vraies”, et la fascination pour la “fabrique du faux”.
L’effacement des relations sexuelles régulières
Dans sa chronique sur Quotidien, la sexologue Maïa Mazaurette est repartie d’une étude IFOP pour le Sidaction qui montrait que 44% des jeunes français (18-25 ans) n’ont eu aucun rapport sexuel dans l’année écoulée. C’est moins que pendant le confinement, mais beaucoup plus qu’il y a 8 ans (25%).
Ce n’est pas sans rappeler l’excellent reportage de The Atlantic (en date de décembre 2018), qui parlait de “sex recession” en observant la chute des pratiques sexuelles des jeunes américains. Un paradoxe, à l’ère où les applications de rencontre (Tinder, Bubble, Grindr …) n’ont jamais semblé casser les barrières à la rencontre sexuelle :
“From 1991 to 2017, the Centers for Disease Control and Prevention’s Youth Risk Behavior Survey finds, the percentage of high-school students who’d had intercourse dropped from 54 to 40 percent. In other words, in the space of a generation, sex has gone from something most high-school students have experienced to something most haven’t. (And no, they aren’t having oral sex instead—that rate hasn’t changed much.)”
Les explications étaient alors multiples : baisse du taux de jeunes en couples (faisant mécaniquement baisser le nombre de relations), dating fatigue, choix de l’abstinence … Depuis, le COVID et la peur de l’Autre sont passés par là.
Algospeak, le nouveau langage pour éviter la modération des plate-formes
Nouvelle langue développée par des TikTokeurs dans le but de déjouer les règles parfois arbitraires des algorithmes, l’algospeak permet de poster des contenus à n’importe quel sujet sans risquer de se voir censurer ou déclasser au sein de la plateforme.
En effet, parler de viol ou de dépression sur TikTok est tout simplement interdit. Ainsi, de la santé mentale, à la sexualité ou toute autre thématique habituellement modérée par l’algorithme, les internautes ont trouvé le moyen de traduire leurs maux pour passer entre les mailles du filet.
L’inventivité ne manque pas pour adresser les sujets tabous, il suffit pour cela :
de garder la phonétique du mot et le retranscrire différemment le mot "sexe" devient "seggs".
Remplacer quelques lettres par des chiffres et symboles "lesbian" est remplacé par "le$bian" et devient même "le dollar bean".
D’un jeu de mots avec un emoji "vibromasseur" se traduit ainsi par "spicy 🍆".
De détourner carrément le sens premier d’un mot pour obtenir son opposé du type "un-alive" pour dire "mort". Sur ce dernier point, une recherche rapide ci-dessus permet de constater près de 9M de vues sur le seul hashtag #UnaliveMePlease, qui se traduirait littéralement par #KillMePlease ou #TuezMoiSVP.
Au fond, Algospeak révèle plusieurs choses. D’abord, un réel malaise et un besoin d’espace pour aborder ces sujets difficiles. Mais aussi l’incapacité actuelle des réseaux sociaux de répondre favorablement à cette libération de la parole. La censure et l’interdit ont toujours permis de développer l’imagination : aujourd’hui, les internautes créent leurs propres clés pour pousser les portes de l’interdit et faire sauter les verrous.
NEW DEAL
Ademe x Black Market : “Low Tech, High Impact”
La dernière campagne Back Market est intéressante à double-titre : sur le fond, elle démontre l’impact environnemental des produits reconditionnés vs celui des produits neufs. Sur la forme, elle a attendu deux ans et les résultats d’une étude de l’ADEME avant de porter ce discours en 4x3 :
« Sans chiffres officiels pour appuyer nos arguments, aucune régie, aucun réseau, aucune chaîne de télévision, n’acceptait de diffuser des messages qui challengeaient sur le terrain de l’écologie les Apple, Samsung, Huawei et plus globalement tous leurs grands clients high tech, il ne fallait pas les fâcher » déclare Sébastien Jauffret, directeur adjoint de Marcel
(La Réclame)
Pinterest interdit la désinformation sur le changement climatique
Repéré par Social Mag : Pinterest a interdit les informations fausses et trompeuses sur le changement climatique et les théories du complot dans le contenu et les publicités sur sa plateforme.
DERNIÈRES PARUTIONS
Un livre : “La fabrique des solitaires” (Matthieu Chaigne, Éditions de l’Aube, 2022)
“Phénomène désormais massif et qui continue de s’étendre, la solitude est peut-être le trait le plus partagé par les Français”. C’est sur ce constat peu réjouissant que s’ouvre ce livre, écrit par Matthieu Chaigne, directeur associé à la BVA Nudge Unit, qui explique qu’en dix ans la société française a fabriqué une masse de gens frappés de solitude. En 2021, un français sur quatre est en situation objective d’isolement (caractérisé par des individus qui “ne rencontrent et passent du temps que très rarement, voire jamais, avec d’autres personnes”).
L’auteur commence par déconstruire les idées reçues. Non, l’isolement ne touche pas que les catégories modestes : entre 2016 et janvier 2020 (avant la pandémie), le nombre de hauts-revenus en situation d’isolement a quasiment doublé (de 6 à 11%). Non, l’isolement ne touche pas que les personnes âgées : en 2010, seuls 2% des 18-30 étaient en situation d’isolement, contre 21% en 2021. Non, l’isolement n’est pas qu’un sujet individuel : il est un sujet éminemment politique. La preuve, le Royaume-Uni et le Japon ont tous les deux nommé un Ministre de la Solitude …
Différents facteurs concourant à l’isolement sont distingués : parmi ceux qui nous ont particulièrement intéressés, citons l’extension du domaine du marché dans toutes les sphères de la vie, en ce qu’elle pointe du doigt le rôle actif de marques qui se sont emparées de nouveaux business models autour de la générosité :
“Avec Blablacar, désormais, chaque kilomètre a un prix. Vous souhaitez dormir gratuitement chez l’habitant ? Il était encore une période pas si lointaine où il était possible de frapper à la porte des maisons et tenter de dormir chez l’habitant. Maintenant avec AirBnb, chaque matelas est privé. Nous pourrions décliner les exemples à l’infini : location de bateaux entre particuliers, “après-midi piscine” chez un voisin … tout se monnaye. Insidieusement, les notions de générosité, de gratuité disparaissent. AirBnB, click&boat, Swimmy … nous ont fait adopter la matrice de l’offre et de la demande.
Dans la France du Bon Coin, la grande braderie n’est plus cantonnée à la friperie ou à la brocanteriez. Aujourd’hui, même les petits services sont désormais cotés. Needhelp, Allo voisins … sur ces nouvelles plateformes, les coups de main rendus gracieusement par vos proches ou vos voisins ont un coût. Déménagement, jardinage, bricolage, lavage de véhicule, courses à domicile … il y en a pour tous les besoins, à tous les prix”
Il n’y a pourtant pas de fatalité, conclut l’auteur. “Le temps de la fraternité est venu. Il sera le plus beau combat des années futures”. A condition que l’on réussisse collectivement à re-créer les conditions d’une fraternité retrouvée - ce qu’il désigne sous les “4 R” : Rites, Rencontres, Récit partagé, Rôle pour chaque citoyen. Aux marques, elles aussi, de s’y atteler !
Un groupe de musique : Catastrophe
Selon The Lancet Planetary Health, 75% des jeunes de 16 à 25 ans pensent que “l’avenir est effrayant”. C’est avec ce sentiment d’urgence écologique que le groupe Catastrophe s’est formé, dédiant une large part de leurs créations musicales à ces thématiques (en attestent leurs titres les plus écoutés : “Solastalgie”, “Maintenant ou jamais”, “Dernier soleil”).
Le média en ligne Résonances leur a consacré une magnifique interview. Morceaux choisis :
Le groupe s’appelle Catastrophe parce que c’est un mot qui amuse les enfants et effraie les adultes, parce que c’est un mot grave dont on peut déjouer le sens, parce que c’est un mot du XXIe siècle, mais aussi parce que c’est un mot qui résonne de manière intime, comme un morceau de musique.
Je ne sais pas si nous croyons à l’espérance. Nous croyons au travail, pas à pas, aux pieds que nous mettons l’un devant l’autre chaque matin. Aux morceaux, aux images, aux idées, non pas que nous espérons mais que nous construisons.
Dans un monde que l’on dit sans espoir, nous essayons de continuer à faire des choses, sans forcément attendre de grand soir. De ne pas laisser la sidération gagner la partie. De déjouer la fatalité que nous éprouvons en soi-même. Faire avec le réel, pas contre lui.
Nous préférons essayer de faire exister des choses plutôt que de regretter ce qui aurait pu être. Nous sommes résolus à bricoler, comme nous pouvons, même mal. Au risque du ridicule, nous préférons essayer d’agir ici et maintenant, sans espoir ni désespoir, dans ce monde, plutôt que regretter son double.
Un podcast : “Pourquoi internet favorise la droite” (France Inter)
Après une naissance dans l'utopie de la contre-culture et une explosion populaire lors des mouvements de libération dans le monde (printemps arabes, umbrella movement, occupy wall street...), il semble que les internets favorisent dorénavant les idées conservatrices, explique Xavier de La Porte.
Jen Schradie, chercheuse à Sciences Po Paris, nous explique dans ce podcast que ce n'est - presque - pas idéologique, mais lié au fonctionnement même du réseau et à l'organisation des groupes d'extrêmes droite. Mieux coordonnés, mieux financés, mieux hiérarchisés, ils produisent des contenus en masse, plus simplistes, plus courts, plus alignés, et plus régulièrement. De l'or pour les algorithmes. Code is law comme disent les anciens"
C’est tout pour aujourd’hui ! Rendez-vous le mois prochain pour un prochain numéro de la CORTEX NEWSLETTER.